Oblomov - Ivan Gontcharov
Publié en 1859 et rapidement célèbre en Russie, Oblomov ne raconte rien, et pour cause. Roi feignant, Oblomov est un petit aristocrate démissionnaire, plus amorphe que débonnaire, dont le grand souci reste de ne pas bouger, de ne rien avoir à décider, de ne rien avoir à éprouver.
Pourquoi Oblomov émeut-il en dressant le portrait d’une cloche velléitaire, à qui la vie offre beaucoup et qui laisse tout passer par entêtement dans la paresse ?
Gontcharov avance à plusieurs reprises dans la dernière partie du livre une explication au profit des amis d’Oblomov : l’homme aurait une âme pure, cristalline, et ce serait elle qui toucherait ceux qui la reconnaissent. L’explication vaut plutôt comme caution narrative pour justifier que ses amis Stolz et Olga, mariés et engagés dans la vie, conservent un intérêt pour celui qui leur tourne le dos mollement.
En vérité, cette fatalité de la paresse, ce tragique de l’enlisement intérieur, sont simplement bouleversants, et très intelligemment menés par Gontcharov, qui ouvre des voies royales à son héros pour quitter sa condition, dans la rencontre avec Olga en particulier.
Oblomov est un gros homme dorloté : il a perdu l’habitude de l’effort et de la souffrance, il vit soulagé du monde, dans une condition pâlotte mais immuable. Il n’est pas heureux, mais peu importe, car il n’est pas malheureux. Oblomov est effrayé par le changement, pas tant que sa condition soit formidable — et ce n’est certes pas de perdre quelque chose qui l’inquiète —, simplement il répugne à produire un effort, à affronter quoi que ce soit. Sa condition lui convient : qu’elle s’effrite, mais sans le déranger. Oblomov est un homme qui dort éveillé. Une extinction. Chaque action est repoussée à plus tard, chaque obstacle est une occasion de reculer ; tout est souci, préoccupation pesante. La vie idéale est une vie d’amibe. Oblomov pourtant aurait motif à se remuer : sa stabilité financière est menacée par des gredins. Mais rien n’est vraiment terrible tant qu’il ne l’a pas sous le nez, rien n’est intolérable si cela se trame derrière la porte et s’il suffit de s’endormir pour en oublier les conséquences. Oblomov est désespérant.
Jusque-là, le personnage est un type assez fort, d’un comique singulier : un apathique, qui fait figure au chamboule-tout. Le roman lui offre un décor idéal avec son comique domestique et ses grandes séquences aux dialogues hilarants entre maître poisseux et serviteur teigne.
Mais Oblomov rencontre Olga. Jeune aristocrate touchante et imaginative, qui entreprend de secouer le dormeur, de le rendre au monde. Elle le séduit et le traîne hors du lit. Leurs amours de tendres pigeons sont souvent très beaux, avec ces mouvements de pudeur, de petits froissements, des délicatesses et des gages d’adolescents (lis ce livre pour moi et raconte le moi). Oblomov est authentiquement mordu. Olga s’est sans doute prise au jeu, par défi personnel dans un premier temps, puis par une attraction profonde : elle aime cette délicatesse, cette présence calme et dévouée. Une amitié amoureuse profondément nouée.
Cette histoire emplit de chaleur l’alentissement d’Oblomov : le tableau se change en panneau solaire, partie de campagne perpétuelle, pique-nique de printemps. Tout se colore, se densifie. Le vieux rêve de paradis familial se concrétise, souvenir de l’enfance privilégiée et du temps où une lettre reçue occupait tout un mois, avant même de l’ouvrir (pourquoi ouvrir la lettre, tu ne sais pas ce qu’il y a dedans, si tu ne l’ouvres pas, elle ne produira rien). L’espèce de molle sottise d’Oblomov se change en réussite, et cela trouble qu’un grand gamin inconséquent puisse se voir donner raison par le destin. Cette histoire folle devient attachante, parce qu’ayant refusé la bagarre, Oblomov ne serait pas défavorisé, comme cela lui pendait au nez. Parce qu’il y a finalement un élu parmi nous. Un garçonnet touché des anges, qui fait simplement le bonheur de cette femme et de lui-même, alors qu’il a refusé les seuls moyens autorisés au roman de la vie : la confrontation, l’aventure, les tourments, les décisions à prendre, assumer, faire aboutir.
La scène de séparation entre Olga et Oblomov est brièvement jetée, le voile est déchiré en quelques pages, après d’innombrables lignes décrivant tous les ondoiements de cette relation. Des pages simples. Oblomov recule une fois de plus. Olga oublie de maintenir l’illusion. La réalité se montre brutalement : cette erreur évidente de casting. Ce sont les personnes qui ne collent pas, et non leurs actions, autant dire qu’il n’y a pas d’échec, contre lequel lutter, mais un impossible devant lequel on ne peut que rendre les armes. La leçon est terrible.
D’avoir contre toute attente cru à cette histoire, le lecteur reflue avec Oblomov. La douleur devient la sienne. La déchéance est éprouvée pour ce qu’elle est : une épouvantable fatalité. C’est alors qu’Oblomov émeut terriblement et prend à la gorge. De voir tout ce qui était offert, et qu’Oblomov laisse passer, presque sans lever la main.
Gontcharov réussit là un retournement de maître, surtout dans un roman au rythme si lent et si long.
Après cela, Oblomov s’abandonne à l’oblomovisme, que Jacques Catteau décrit très justement comme une « utopie régressive ». Il a lâché prise, définitivement. Retour des gredins et des aigrefins. Oblomov n’est pas loin de tomber dans la misère. L’ami Stolz à nouveau, bon ange pragmatique, intervient une énième fois. Il vient aussi d’épouser Olga, et sauve Oblomov des fausses dettes qu’il a signées pour s’éviter une dispute.
C’est Oblomov néanmoins qui chasse le plus fieffé des gredins, et alors qu’il semble tout à fait tombé, parce que ledit gredin commet l’erreur de mal parler d’Olga ; il en récolte une gifle et la porte. C’est plus qu’une anecdote : Olga a ce statut singulier d’être la chose pour laquelle Oblomov aurait pu consentir à changer de mode de vie.
Qu’il ait laissé passer cette occasion semble d’autant plus cruel quand claque cette gifle, gratuite, anonyme, inutile, inconnue.
Oblomov retombe mollement dans sa graisse, dorloté à nouveau par une petite bonne femme et bonne cuisinière, dont il admire le beau mouvement des bras. Une première attaque d’apoplexie le contrarie, il prend un peu peur, son régime se fait plus maigre, la promenade lui est imposée. Oblomov est inquiet. La mort vient bientôt le libérer. Il laisse cette petite bonne femme seule avec son deuil, convaincue d’avoir vécu pendant quelques années tout près d’un bon soleil. Il laisse aussi un fils qu’à nouveau Stolz prend en charge. Il laisse des souvenirs. Des regrets. Ce n’est pas qu’il s’en fiche, il sait qu’il a déçu son ami. Mais il y a longtemps qu’il n’a plus envie d’y changer quoi que ce soit. De son vivant, Oblomov a démissionné et s’est enterré dans sa propre chair.
Ce pâle refus de s’assumer, qui guette certainement dans bien des moments de désespoir, cette volonté d’abandonner et de demander grâce à la vie, d’être humilié si elle le veut, mais laissé tranquille à partir de là, touchent juste. Reconnaître sa défaite, sans avoir clairement choisi la bataille qu’il aurait fallu gagner ou perdre.
Le roman est écrit avec un négligé impeccable, lançant de longues descriptions de moeurs ou d’intérieurs, puis basculant en une phrase sur une scène décisive et narrative. Le matériau romanesque, traité sans souci des convenances, des structures, des rythmes, est un matériau en majesté. Tout émerveille, tout amuse, tout intéresse. Pas besoin de bâtir une machine littéraire, il suffit de raconter, au fur et à mesure, comme cela vient. Gontcharov, pour le coup, est un auteur heureux.
— Il existe plusieurs éditions d’Oblomov, se garder comme de la peste des versions abrégées. Les Editions L’Age d’homme proposent une édition complète.
Charles Robinson
romanciertravaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.