Muerte y reencarnacion en un cowboy - Rodrigo Garcia

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Je ressens une nostalgie, un chagrin profond face au devenir du rire dans l’histoire. Le rire a subi une transformation épouvantable au long des millions d’années d’existence des êtres qui rient. J’ignore à quelle étape de son évolution le rire a cessé d’être chose rare, un trésor perturbateur, pour devenir une réitération banale. Je ne pense pas que l’homme primitif ait passé son temps à rire (pas plus qu’à grogner), ni qu’il ait ri de tout. Je ne pense pas non plus qu’il ait ri en groupe.

Je suppose que le rire était un don spirituel, quelque chose de magique, que personne au sein de la communauté ne comprenait vraiment, et qui, j’insiste, faisait irruption très rarement et sans raison apparente. Aujourd’hui, le rire est pour nous le pire des outils sociaux : un rire qui sépare au lieu de nous rapprocher, et qui est tout sauf un geste captivant. Les rires sont tellement faux et artificiels qu’ils finissent par éloigner les rieurs, quand bien même ces derniers seraient physiquement proches les uns des autres, dans une fête, dans un bar ou dans un jardin. Disons que lorsque tout le monde rit, on peut apprécier la façon dont les corps deviennent transparents, perdent de leur consistance, de leur poids, de leur odeur.

C’est probablement quand les adultes rient face aux bébés qu’on atteint le plus haut degré de pathétique. Bourré de signifiés externes et vide de contenu énigmatique, voilà comment le rire se présente à nous aujourd’hui. Le rire a perdu, semble-t-il, son caractère tellurique. Tout lien avec les entrailles. À présent le rire est un mur couronné de fil de fer barbelé et de tessons de bouteilles, c’est une arme que les peureux portent sur eux pour sortir ; on peut même s’entraîner au rire chez soi, avant de sortir, et même en voiture.

La place du rire des entrailles est occupée par le rire qui fuse comme un ressort, une grimace sociale qui atteint son climax quand on a ingéré des litres de bière. La musique dans un lieu y contribue aussi, et le rire alors dessine sur les bouches et les yeux des rieurs des paysages embroussaillés, des visages tendus que j’évite de regarder trop attentivement, sinon, la nuit, je n’arrive pas à dormir.

Si nous rions de la façon dont nous rions, c’est à l’évidence parce que nous ne sommes pas heureux.

Si l’on excepte que les voix sont assignées à des cow-boys, le texte pourrait être un journal. Une découpe dans un journal. Un texte qui dresse le portrait des expériences du monde à un point de sa vie, entre mort et réincarnation : le bilan des choses sues, ou comprises, ou vues. Un état personnel de la relation au monde.
Plusieurs thèmes sont abordés : le rire, le couple, être soi ou vivre par imitation, etc. À chaque fois, sous forme de notations brèves. Des textes qui ont la franchise rude d’une conversation en fin de nuit, au bar, lorsque sortent les 4 vérités qui forment le sous-bassement secret d’une vie d’homme.

Dans sa mise en scène, Garcia fait preuve d’une remarquable intelligence quant au dispositif global. Comment faire entendre un texte, comment mettre en condition des spectateurs pour qu’ils écoutent avec attention des réflexions sur la philosophie de la vie ?
Garcia opte pour une forme qui n’est pas sans lien avec ce moment entre chien et loup, à 4 heures du matin, au comptoir enfumé d’un bar poissé par la succession des verres débordés.

La pièce s’ouvre par un brutal et hystérique happening, clownerie punk où se croisent un peu d’associations surréalistes (geisha, poussin, cow-boy), invocation et télescopage de grands mythes (croisement de la culture taurine en Espagne avec le rodéo américain), guitares saturées jouées à coups de pieds et de fesses, etc. Cette partie est longue, crue, lourde de chocs et de viandes. On y retrouve les figures de Garcia (la nudité, la bagarre, le rire gras, le jeu captation vidéo en direct / projection sur écran, une idiotie qui lâche prise, la violence latente avec le possible massacre des poussins, le sadomasochisme des coups portés et d’un acteur qui se lie la langue avec une corde pour réciter un texte en souffrant...). Cette partie est poussée jusqu’à éreintement des acteurs et des spectateurs. La pièce stoppe alors.
Les acteurs s’habillent en Texans friqués, sortent des bières, la lumière diminue comme en soirée un coucher de soleil nocturne. Les acteurs s’installent sur des chaises longues et le texte commence.
Rien ou presque n’avait été dit jusqu’alors.
Tous les affects ont été vidés, toute la tension purgée. L’écoute est lessivée comme après un jogging forcé. L’écoute est nue, couverte de sueur. Elle est grande ouverte comme un corps qui vient de se faire baiser, sur lequel tombe la parole.

On pourrait presque entendre battre le cœur du public, sur un rythme profond en écho de sa cavalcade.
L’écoute est attentive.

Au moins, il me reste mon esprit, sauf que bien sûr mon esprit m’a fait l’effet d’une machine défraîchie
coupée de son époque
Pas parce que mes idées seraient meilleures ou pires que celles de leur époque
mais parce que mes idées ne valaient rien pour aller de l’avant et me sentir
fier d’aller de l’avant
J’ai bien sûr choisi d’aller de l’avant, mais de plus en plus en silence, honteux, au fond, de tant de décrépitude ou de sagesse – selon mon état d’âme, je l’appelle un jour d’une façon, le lendemain de l’autre –
Dès lors, je pouvais me consacrer aux passe-temps, à tout ce que j’avais toujours détesté : ces maudits passe-temps
En fait, je faisais les mêmes choses de haut-vol que j’avais toujours faites, mais à présent je les considérais comme des passe-temps
C’est à l’époque que je me suis tu, je ne prenais presque plus part aux conversations et je me suis forgé une image de mélancolique
Il faut une certaine humilité, curieusement, pour écrire une pièce de cette façon. Car la première partie n’a rien de vraiment frappant. On peut même se dire en regardant : « Tiens, c’est seulement ça... ». Elle n’existe pas pour elle-même, ni pour montrer le talent de l’auteur, mais pour l’effet qu’elle produit sur le spectateur, comme partie du dispositif global. Garcia s’efface derrière l’effet qu’il veut atteindre.
Cette humilité est d’ailleurs commune aux acteurs. Pas de morceau de bravoure : juste une bonne disposition à être torturé, frappé, humilié, relevé – sans nom, sans caractère : des créatures impersonnelles vidées et chargées comme des piles.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.