Le narré des îles Schwitters -- Beurard-Valdoye

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Par son écriture, sa composition, son ampleur, Le narré des îles Schwitters s’inscrit dans l’espace des grandes œuvres de la littérature européenne. Il en donne immédiatement la sensation, familière, celle des chefs-d’œuvre. Lorsqu’y apparaît Arno Schmidt, soldat cartographe frôlant la résidence de Schwitters – l’ayant découvert là ? influencé ? un moment-clé ? une rencontre que nous ne connaissions pas ? une origine ? – on est en quelque sorte préparé, et cette apparition confirme ce que l’on éprouvait déjà. De même quand est cité Finnegans Wake, dont les possibles couraient dans les pages. Et l’on aurait pu rencontrer Ulysse, alors que chaque chapitre ici est composé dans un style différent.

Le singulier de cette écriture est de paraître écrit dans une langue étrangère, à l’intérieur du français. On ne traduit pas en français, mais dans un français-pour-l’anglais, ou un français-pour-japonais. Des espaces préparés à l’intérieur de la langue française, tordus et déformés pour accueillir les singularités de la langue étrangère ; une langue devient toujours grosse des traductions qu’elle incorpore. De la même façon, il semble, et c’est très rare, que le français soit engrossé d’un français-pour-Beurard-Valdoye, dont l’écriture ne dérange pas la langue, ne la fausse pas, car cette écriture sonne naturelle, fluide. L’écriture possède, en dépit de sa complexité, la fraîcheur gracieuse des langues maternelles. La langue française n’a donc plus qu’à l’accueillir en son sein.
Cette écriture passe par des mots valises, des accrétions et agglutinations, des imports exogènes (ici anglais, allemand, norvégien), des ellipses grammaticales, un rythme intérieur qui fait office d’invisible et sensible ponctuation (étendre la triste ponctuation, parfois presque administrative, grand projet – on n’est pas ici, avec ses jeux de parenthèse solitaire, ses espacements surnuméraires, dans un jeu graphique mais bien dans une extension des outils communs de la langue). Elle passe par une fouille archéo-poétique des étymologies ou du sens pour ouvrir un mot en deux, comme une noix, et y révéler deux ou trois sens en latence, qu’il faut donner à lire simultanément :
« la langue materrenelle », « roroses en boutons susur la brubruyère », « un camp de concentration embarbelé », « une rembleur bleue alentourant son corps », « fleur est le mot ébruitant l’été », « cette shit fluide ces lixiviats dégueus alchimiés par le Vieux du haut », « contrepropose de commémorer ensemble la fêtnat ».
Le français-pour-Beurard-Valdoye est une langue savante qui possède la souplesse déhanchée et swing des argots de boucher, leur drôlerie rusée, leur pertinence canaille. Elle rappelle aux policiers académiques qu’une langue s’écrit par ses besoins avant de s’écrire par ses règles, et qu’une règle n’est bonne qu’en tant qu’elle est utile (la virgule quand de besoin, l’orthographe si elle apporte du sens, la coordination si elle marque un pivot, etc.).
Il faut parler de langue et non de style, car le français-pour-Beurard-Valdoye permet justement l’émergence de styles, et il y en aura de nombreux au fil des pages, ceux-ci accueillant très diversement la question du temps, au point d’intégrer dans l’écriture la marque du vieillissement. Dans L’île Wantee, avant-dernier chapitre, le style est myope et doit se coller sur les choses, sans leur laisser d’espace, un style où le monde ne peut plus être éloigné, mais submerge, un style inquiété par la mort proche de Schwitters, un style essoufflé, où le monde est diffracté et pressant. Très différent en cela du chapitre L’île du bonheur : vers la clé de l’indépendance, qui est un style à la pagaie, un style fait pour avancer dans l’histoire, fortement, un style-force pour y pousser ses pions, y progresser, avaler des rencontres, des événements, y surnager, y fuser parfois, et atteindre des havres.
Style accueillant, toujours, car l’Ursonate peut y triller à son aise le phonème-insecte.
Le style n’est pas une esthétique. Le style est éclaireur de monde, de sens, en disant et avant même de dire. La multiplication des styles ne répond pas à un enjeu de formalisme virtuose, elle est la nécessaire réponse à l’état complexe du monde.

Périplum dépéri

Le livre réinvente la fougue, la fragmentation, la complexité (intérieur et accidents extérieurs, drames et maladies, oppression, rencontres impromptues, échecs et incertitudes, entêtement) de la création. Le texte narre, c’est-à-dire manifeste le psychodrame d’une vie de création. Ce charroi de matières, d’événements, d’environnements, de décisions, de volontés, de contraintes et de sollicitations.
Le narré est la transformation du vécu, individuel et collectif, en quasi-matière de conte, en un presque fable, si la fable est rêveuse, frappante et qu’elle est soulagée de son devenir-morale.
La question du biographique dans le livre n’est pas celle de la vérité, de la véracité, du vraisemblable – ce qui n’empêche pas le livre d’être scrupuleusement documenté et enquêté – mais celle de l’hallucinant foisonnement des choses, des temps, des situations et des êtres. Happée par la conscience lucide du scripteur poétique, lequel est attentif au moindre détail, la vie cesse d’être un impersonnel écoulement pour se changer en vitesse cristalline : conservant à la fois le mouvement, l’enchevêtrement et la rapide puissance du temps, mais sans leur perte, leur effacement par le moment suivant : tout est conservé, vitesse et présence, toute vitesse se fige dans l’air comme la buée par temps très froid, et l’écriture est gel : la fabrique des structures cristallines délicates et leur préservation. L’écriture transforme le temps en espace. Vivre, c’est perdre, mais ici biographier c’est rendre. Rendre justice, rendre à la mémoire. C’est ramener de la perte comme le héros mythique va chercher le disparu aux enfers et le rapporte au monde.

Le livre se feuillette avant de se lire. Il expose ses paysages textuels. Sa géographie de matières. Ses saisons stylistiques. Le livre est spatial autant qu’il est durée.

C’est en passant sur le cadavre des objets en leur ôtant de la mort que j’escompte ranimer le regard des vivants

Patrick Beurard-Valdoye établit un rapport très singulier au document, ce dont il s’explique d’ailleurs longuement dans un entretien avec Arno Bertina dans Devenirs du roman : écriture et matériaux. Le narré des îles Schwitters est en effet un ouvrage puissamment documentaire, fourmillant l’enquête et les recherches préparatoires, fourmillant les détails et les observations in situ, les restitutions in extenso méticuleuses, mais avec la liberté d’une invention poétique complète. Le livre paraît pure production sensible, pur jaillissement poétique, alors qu’il contient une richesse d’information universitaire.
Le livre sait attraper tous les détails du monde afférant à son investigation-Schwitters, mais ne restitue le détail qu’enchanté par sa propre langue et comme refondé par elle. Pas un détail resté mat. Pas un fait ou un personnage qui ne soit réinvesti par le livre comme origine.
Du monde, le livre travaille autant la glaise que la joie épanouie (ses fraises). Il se plaît autant au trivial qu’au sublime, à la nature et au fait urbain, rejoignant ainsi la cathédrale de la misère érotique conçue par Schwitters : un lieu où l’art ne sublime pas le déchet, mais où le déchet et le sublime s’agencent en une densité nouvelle, hétérogène et cohérente, y trouvent une unité fragmentée et dynamique.

Un des apports décisifs de Kurt Schwitters à l’art contemporain est la construction Merzbau : collecte continue et accrétion serrée, compression de matières et forage à l’intérieur des matières pour, après avoir produit la masse dense, y creuser l’espace des personnes artistiques (soi ou les invités). Il y a volontairement dans la construction du livre une dimension similaire. Le texte agrège et se libère d’une construction linéaire pour très souvent faire masse. La langue y est parfois placard, avec souvent une écriture-sonorité, faite de collecte de sons et d’écritures panneaux ou signalétiques (défilé des verbes étrangers, vus depuis la fenêtre d’un train défilant dans les régions du monde).
Le livre merze le monde (où l’on entendra : commerce, mercato, merdoie, merci, merchanceté, mixer, swing).

Est-ce que la création enlise le monde en l’art pour répondre à son devenir-poussière ? Est-ce que les cathédrales que reprennent inlassablement les Schwitters et Beurard-Valdoye sont des nids salvateurs, où les trésors infimes et fatalement insignifiants de notre aventure humaine peuvent nicher, entre bave (le faire de l’artiste est le liant) et éternité, selon le mot d’Isidore Isou ? Est-ce qu’il s’agit de faire roche avec notre périssable, de constituer une mémoire géologique ? Les œuvres archipel devenant espace de visitation (la visite + la fête).
« l’art au sommet devrait renforcer la dimension spirituelle de l’humanité »

Beethove amputé mais sans haine Avec mes souffrances je vais forger la joie des autres

Le livre, par les rencontres qu’il orchestre (Wilhelm Reich, Arno Schmidt, les dadas, Fridtjof Nansen, etc.) parle pour un moment particulier de la culture européenne qui, à l’intérieur de la guerre et des misères, est une fête de l’intelligence et de la créativité. Il y a une grande tendresse dans le livre, veinée d’une discrète mélancolie, pour l’Europe imaginative où artistes et intellectuels sont des nomades en légèreté, courant à la surface des lieux et s’y confrontant étincelles. L’intelligence, la curiosité, la créativité ont encore beaucoup à voir avec le bricolage et très peu avec le financement et les institutions. L’intelligence, la curiosité, la créativité sont des qualités individuelles qui définissent une personnalité, au même titre que la sagesse ou le colérique, et ne sont pas encore des ressources managées en carrière. L’Europe (car elle est cette extension culturelle et géographique) est à la fois cultivée et sauvage, elle est encore pleinement aventureuse. Le narré des îles Schwitters compte un périple d’explorateurs dans un monde des possibles.

Ne pas oublier que le livre traverse la guerre, l’exil, l’exode en une geste heureuse. Le livre est souvent drôle, ouvert à la blague quotidienne, le livre est heureux parce qu’il narre une veine de création puissante, perçant sous l’Histoire, les bombes, la misère et la destruction pour ressurgir au milieu de nous. Il raconte le retard des nazes-nazis à détruire là où l’artiste est un recommencement entêté. Le livre narre ce qui traversant la mort a survécu. Le livre est un acte de présences.
Le narré des îles Schwitters nous rappelle que dans l’exil permanent nous n’avons pas sombré.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.