Providence - Olivier Cadiot

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On s’enthousiasme quelquefois, et on voit les livres comme des robes — ou des guerres ; on fait des bâtis, de grands mouvements à la craie bleue sur un grand morceau de tissu noir. On dessine des régions, des centres, des cœurs. Il y a de bons moments. Et puis, en relisant, on redescend sur terre : ça ressemble à une rédaction d’école. Ce qu’on sent derrière chaque mot, à chaque détour de phrase, ce qu’on voit, brusquement — c’est l’enfant effondré sur son bureau, mains incapables vraiment de serrer son porte-plume ; ou le dingue en train de taper la même phrase à l’infini, mettant en page différemment, essayant en bloc, puis en poème, en zigzag. Ça va mal finir. On peut se retrouver en morceaux. Je devrais faire un essai, au lieu de m’escrimer avec un roman. Il me manque le narrateur — James Bond, Lucien de Rubempré, n’importe qui. J’ai dû le perdre en route. Il m’en faudrait un de nouveau — mais à notre portée ; construit avec des traits de gens déjà vus. Le scénario manque. Le sujet manque. On ne peut pas faire un livre viable sans sujet. Un livre qui manque de mains. Un livre qui manque de respirations. Un livre sans visage. Sans organe ni chute de tension.
Et surtout comment retrouver cette impression de profondeur ? Nous manquait dès les premières pages l’épaisseur immédiate d’un compartiment de train, odeur de cuir et fenêtre givrée. Nous manquaient le son des paroles cachées au fond de l’espace-temps, les toques de fourrure et l’odeur du thé ; les voix dans le noir qui font les beaux livres.
D’Olivier Cadiot, on peut dire ce que Kafka disait de Strindberg : je ne le lis pas seulement pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. On ne lit pas Cadiot, on s’y baigne. Cela a commencé avec "Futur, ancien, fugitif", qui amorçait une série de textes écrits dans un état merveilleux de la langue. C’est peut-être ce qui désigne un grand auteur : celle ou celui qui ajoute un état à la langue.
Dans cet état merveilleux, il était d’usage de glisser un lapin fluo, ou Nietzsche jouant au golf, et de jongler, de phrase en phrase : apparaître, rayonner, se fondre dans une autre image. Une littérature d’almanach où chaque page pose une question différente.
Dans cet état merveilleux, Olivier Cadiot se livrait à de saisissantes pratiques de prestidigitation, produisait d’innombrables et jouissifs tours pour nos palais de parleurs ébahis. Passe-passe dans la langue : wouff, le nid est une cabane est un salon est une piste de danse.
"Providence" est donc un livre dont le contrat de lecture ouvre par une clause différente car il est très précisément dit, dès la première page, qu’il n’y a pas cette fois de tour de magie.
Il y a des films comme ceux-là, où un clown laisse tomber les mimiques, les tartes à la crème et le slapstick. Il regarde dans le vide, il parle droit. L’éclairage n’est plus du tout celui du cirque. La comœdia interruptus. Et ça dure jusqu’à la dernière bobine comme ça.

Autre comparaison. Soit un musicien rock qui, après une série d’albums psychédéliques à la harpe électrique géante, enregistre à la guitare sèche des chansons nues. La voix est limpide.
Le livre demande à son lecteur (ou invite son lecteur) a un régime d’attention différent des livres précédents. Il faut accorder son oreille à un nouveau rythme, des tonalités nouvelles. Les chansons ne multiplient plus les changements de ton, de refrain, les décrochements. Les chansons tiennent la basse,  un thème mélodique, longuement.
Tu as des idées, mais elles sont trop courtes. Une idée longue, ça te dirait ?
Aveu ? Confession ? Moment de fatigue ? Absence d’envie de rire ? Brusque relâche du corps et de la langue tendus vers l’effet à produire ?
Peut-être le désir d’apparaître. Cru. Brièvement. Modestement. Pudiquement. Sans les tours.
Peut-être le besoin d’énoncer. Ex buvard chargé de sensations, ne plus impressionner la page. Dire.
La prestidigitation effaçait le prestidigitateur. Dans l’absence de magie, trouver de la transparence ?
Dans l’état merveilleux de la langue, la part mélancolique avait toujours été présente. Et il est très difficile de décider si "Providence" est un livre serein, un livre écorché, un livre brûlé après application d’une première couche de tulle gras.
Je répète : ne me dis pas que c’est à cause de tes deuils.

Savoir ce qui dans le texte appartient au texte, donc à cet espace commun qu’on nomme littérature et qui nous concerne tous, et ce qui appartient en singulier à l’auteur ne nous regarde pas nécessairement. D’ailleurs, si le livre emprunte un ton biographique, il est aussi très clairement codé, et non proposé au décryptage.
Le texte des autres, c’est trop personnel – c’est affreux de tout reconnaître tout le temps.
Parlons du texte.
Il y a une hypothèse. On reconnaît à la lecture le répertoire presque complet des paysages et des figures apparues dans les livres précédents, dressés dans l’état merveilleux de la langue (la fée, les cours royales, le butler, la femme nue dans la rivière, les fausses ruines, les jardins, « on n’est pas indien c’est dommage » en conclusion d’une rencontre déceptivo-fondatrice avec William Burroughs...). Et ces figures sont posées ici dans la nudité d’une origine. L’hypothèse aurait à voir avec les arts de la mémoire : dans les quatre temps biographiques organisés par le livre, serait posée en leur place de mémoire, en une place assurant la mémoire, chacune des figures de la petite mythologie cadiot ? Posée dans ce paysage biographique comme autant de fontaines, coulant dans les devenirs-livre, en fait, ceux déjà écrits, derrière nous : une origine, dans le futur, des choses passées, voilà un travail de mémoire.

Qu’est-ce qui est dit à travers ces quatre moments biographiques où les détails et notations diverses crépitent moderato et quieto (en place des grandes digressions psychédéliques, donc),
  1. où le personnage Robinson prend à parti son auteur disparaissant, déplore son statut de totem (de fétiche ?) chargé de tous les maux et aventures, et qui de facto accuse l’auteur d’avoir substitué la vie du personnage à la sienne, d’avoir confié à une chimère de vivre pour lui
  2. où un jeune homme touché par la plénitude apprend dans son atelier de papier à confectionner des guirlandes sur la page, artifices guérissant le rapport inquiétant que les mots entretiennent entre eux, et où l’avant-garde devient une civilisation morte que l’auteur doit quitter
  3. où la jeune fille monte à Paris, pénètre fascinée les beaux milieux, s’y programme comme une bombe pour attraper : l’argent ? la gloire ? les artistes importants ? Et se découvre devenir-buisson, « machine à rêver en peau humaine », c’est-à-dire glisse dans l’observation, sans capacité d’interagir, et comprend que l’argent des institutions et des mécènes n’est pas accessible sans se perdre (voir le statut esclave du poète « officiel », pantin lamentable)
  4. où un auteur s’est mis en retraite, après un échec précise-t-il, dans un chez-soi vide, contemplatif au bord d’un lac, dans une solitude croissante ; il perd le fil en voulant transmettre le plus exactement possible la pelote de ses sensations
Il est parlé d’un système de défense de soi, de sa joie – Olivier Cadiot évoque ces précieux moments de joie très grande, ces épiphanies, ou cristal de mémoire, que l’écriture rechercherait et déploierait –, d’un système où l’écriture joue un rôle décisif, où les transformations permanentes par les textes conduisent l’auteur à se replier sans cesse dans l’écriture, s’enfouir dans une spirale, comme tissant sa coquille d’escargot à l’envers. Un drôle de système, formateur de couches et de surcouches, intensificateur intérieur, connecté au monde : mais y participe-t-il ? Et il est dit que ce système – c’est dans la nature des systèmes –, ne suffit pas, a fait son temps, fait perdre quelque chose du monde.
Ce système a une histoire personnelle et un contexte historique, le tout est placé en berne. L’écriture est la même mais le vent est tombé.

En place de la prestidigitation : des bouffées ventriloques ? Elles ne protègent plus, elles forent. Elles laissent ouvert. Chirurgie. Avec juste une couche de gaze. 

Alors, quel est le contrat de lecture proposé ici ? Peut-être une deuxième clause dit-elle que ce temps de prose est un moment d’intimité, lucide, tragique dans le fond, mais calme, et quand la fantaisie vient elle est aussi légère qu’un nuage de lait dans l’eau du Darjeeling.
Hypothèse. "Providence" est une introspection en ère techno, une danse millimétrique, solitaire et sans cris malgré les infrabasses chéries, c’est un monologue noir.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Quand même, assis au bord du lit, je me demande. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? À quoi ressemble ce qui m’arrive ? C’est vrai qu’une belle comparaison donne l’impression de décoller quelques secondes de la route. De faire voler un engin. De passer dans l’air quelques instants. Ça nous sauve ; crac, une petite fille fait une roue impeccable au milieu d’une prairie ; et hop — disparaît dans les herbes. Avalée dans les coquelicots. Quand il n’y a plus de comparaisons possibles, c’est terrible, les choses vous arrivent vraiment. Vous êtes synchrone de tout ce qui se passe. Sans issue ; votre corps épouse exactement les roues dentées du temps qui passe. Vous avez perdu la distraction, c’est horrible. Il y a un délai entre les choses et vous ; entre les choses et les choses ; entre vous et vous. Il n’y a que dans les dessins animés où l’on peut voir un être courir dans le vide avant de tomber de la falaise. Et se relever indemne illico. Mais c’est de moi qu’il s’agit, Je réalise — il n’y a plus de personnage. Plus de dehors. Je suis dans moi jusqu’au cou. Un cauchemar fabriqué par son propre corps. L’enfer, c’est moi. Ça me donne envie de hurler. Les questions sont dures comme du bois. Je suis nu : ça fait mal.
Providence opère probablement dans l’œuvre une transition, comme avait pu l’opérer Futur, ancien, fugitif. Il annonce une nouvelle ère – partiellement désenchantée – où les livres seront moins prestidigitateurs, et dont les ralentis ouvriront sur des espaces plutôt dédiés à élaborer une pensée, une volonté d’énoncer.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.