Les misérables -- Victor Hugo

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En définitive, le sujet des Misérables, ce n’est pas tellement les misérables. Il y a certes des dissertations sur les conditions sociales, les femmes (dont les hommes doivent protéger la pureté et empêcher qu’elles ne tombent dans la souillure), les enfants (à qui il faut apporter universellement la lumière de l’éducation), les pauvres (qui vivent dans des espaces malsains et sont affamés), les bagnards (qui ne sont pas traités de manière digne). Il y a même une action collective, avec l’émeute finale. Mais toutes les mentions au peuple de Paris, aux pauvres, etc. restent comptables. Les conditions de vie lamentables forment un problème simple, au fond : elles résultent de mauvais réglages de société. Les misérables ne sont pas un véritable sujet car ils ne sont que la manifestation des défaillances de la machinerie sociale. C’est à la limite à elle que l’on peut s’intéresser et non à eux.

Le sujet profond du livre, c’est le rapport que l’homme entretient à la loi divine. Loi des hommes ou loi de Dieu ? L’on voit bien pourquoi la misère économique ou politique ne peut être le sujet du livre. Les misères ne sont que des problèmes techniques, auxquelles Hugo propose des solutions d’ingénieur politique : on peut, et l’on doit, partout où cela est possible, réaliser de meilleurs arrangements de la vie sociale, qui auront pour but de permettre une vie plus propice à la rencontre de la vraie loi, la loi de Dieu. Il faut s’élever au-dessus de la loi des hommes, il faut lever le nez. Le drame des conditions de vie misérables, ce n’est pas la pauvreté, c’est que la pauvreté peut aveugler et faire perdre de vue le véritable enjeu : être un juste. Certes, en théorie, la misère pourrait aussi pousser à la sainteté, mais Hugo reconnaît que la voie du martyre ne doit être réservée qu’à un très petit nombre d’âmes fortes. Les saints sont admirables mais ils sont marginaux.

Il existe une partition très nette dans le roman entre les personnages qui se cantonnent aux lois humaines et ceux qui s’élèvent à la loi divine. Javert, bien entendu, est l’exemple type du premier lot. Il forme aussi pour un lecteur moderne le type parfait du fonctionnaire des régimes totalitaires. Javert n’est pas mauvais, il s’est juste placé sous le joug de règles simples, celles du droit de la société. Elles lui fournissent une grille à partir de laquelle juger mathématiquement et sans rien estimer, sans rien peser à l’aune du cas singulier. Si Dieu pèse chaque âme, Javert classe les actes dans un jeu de catégories, à laquelle s’applique une contrepartie automatique : indifférence, admonestation, punition. Il entre un bonheur féroce dans cette application, car elle porte une puissance satisfaite : aucune erreur, aucune hésitation n’est possible, et lorsque Javert frappe, sa conscience n’est jamais engagée. La conscience, c’est quand une âme en étreint une autre, et la sonde, sonde ses motivations, son histoire ; Javert est doublement dispensé d’âme : autant de celle de l’autre que de la sienne. Il est le bras armé de la loi et il n’est à ce titre que muscle et perceptions (pour dénicher le crime). La joie mauvaise de Javert, celle des puissances tristes, est la joie de la mécanique bien huilée, sans obstacle.

Jean Valjean est bien entendu le type opposé. Les épreuves qu’il connaît le poussent à la haine, mais la rencontre inaugurale du bon évêque Myriel le propulse sous le régime d’une loi supérieure, qu’il ne juge pas, dont il n’évalue pas la pertinence, mais qu’il reconnaît suprême. Il a, à la toute fin du livre, ces mots :
« Parce que les choses déplaisent, ce n’est pas une raison pour être injuste envers Dieu ».
Ce rapport de Valjean à la loi divine n’est pas exactement une soumission. En premier lieu parce que Dieu ne donne pas d’ordre. Dieu chatouille la conscience. Être juste, c’est appliquer en toutes occasions un régime de bonté, de patience, de tolérance. C’est être bien disposé. C’est ne pas se limiter à la petite affaire humaine, qu’il s’agisse des profits immédiats, de la défense de ses intérêts, des modes sociales et des préjugés du moment (le grand travers bourgeois)... Jean Valjean va délibérément se mettre en danger, se priver, s’amputer. Le pari hugolien est que Dieu étant bon, un tel comportement trouvera finalement sa récompense. Parfois même en ce bas monde : le livre se conclut sur le très court moment de bonheur parfait (et sacrificiel) de Valjean. Sinon, dans l’autre monde : Fantine malgré ses péchés meurt en paix et sera sauvée.

On voit comme dans le roman chaque personnage ou presque est confronté à cette grave question des deux lois. Avidité (Thénardier), règles de police (Javert), ordre social (la petite bourgeoisie), ne sont que des cas particuliers de la soumission aux lois humaines. À l’inverse, telle religieuse, sottement bonne, connue pour n’avoir jamais commis la moindre faute, soumise à une situation brusque, va choisir d’énoncer un mensonge : elle affirme à Javert que Valjean n’est pas dans la pièce ; elle prend cette décision selon sa mesure intérieure, sa certitude que Valjean est bon et qu’il vaut mieux déroger à la règle que porter tort à celui qu’elle pense être un juste.

Certains personnages, féminins en particulier, ne seront pas éprouvés et pas confrontés à de tels choix. Leur pureté est naturelle, il est suffisant que celle-ci soit préservée du vice par une saine économie. c’est évidemment le cas des jeunes femmes. Cosette possède la grâce au naturel ; Valjean la tirant du péril Thénardier, il n’y a plus qu’à la préserver d’un mauvais pas qu’elle n’accomplirait pas de son propre gré.

L’affrontement Valjean / Javert n’est pas un affrontement entre deux personnages ou deux destins, c’est l’affrontement de deux régimes de lois, dont l’une, celle de Javert, est par essence mortifère (les lois humaines sont temporaires et ne conduisent qu’aux vers).

Là où l’affaire se corse, c’est avec Marius. Et le fait est que, tout jeune premier qu’il soit, Marius appartient à la catégorie Javert. Certes Hugo précisera tardivement et pour adoucir son portrait que Marius est jeune, qu’il n’est pas mauvais dans le fond et qu’il s’adoucira. Mais dans toutes les occasions, Marius se soumet à la petite loi humaine. Il n’est pas comme Thénardier sujet aux lois de l’intérêt personnel. C’est néanmoins à une loi générale qu’il se soumet, à des principes humains. Ainsi, il laisse mourir son père dans la solitude, l’ayant jugé indigne politiquement. Il s’engage dans la barricade et tue sans remords, se soumettant sans réserve aux idées révolutionnaires. Et lorsque Valjean lui apprend qu’il est un forçat en rupture de ban, Marius souhaite sa disparition sociale, là encore moins par intérêt personnel (peur du qu’en dira-t-on ; Marius est trop orgueilleux (un péché) pour s’en inquiéter), que par principe (Valjean a enfreint la loi). Et à la différence de tous les personnages qui peuvent prétendre à être sauvé, lorsque Marius changera d’avis sur Valjean et se réconciliera avec lui, ce sera parce que la réhabilitation de Valjean lui aura été livrée sur un plateau par Thénardier, et non par un effort intérieur pour dépasser une vision trop bassement humaine des choses. Là où Valjean aura lutté contre lui-même et sa petite vision privée, là où il aura effondré en lui le régime des intérêts humains pour se hisser à la hauteur de la loi divine, Marius n’aura pas produit le moindre effort, rien brisé en lui, rien dépassé. Marius est finalement un chanceux, sauvé par les autres : physiquement par Valjean, moralement par Thénardier (ironie de la providence).

Ce n’est d’ailleurs pas une condamnation de Hugo à l’égard de Marius. Le plus probable est que Marius n’intéresse pas tellement Hugo, qui a simplement besoin d’un jeune premier dans son épopée, pour poser la grande et belle histoire d’amour du roman. Même sur un plan sentimental, on sent Hugo beaucoup plus attaché à la toute petite enfance, émerveillé par les mioches (Gavroche), touché par les vieillards (très belles pages sur la douleur du père abandonné, sa stupeur, les vides domestiques que laisse le départ de l’enfant... le délaissement du père de Marius, la solitude de Marbeuf, le vieillard qui n’a plus les forces et les moyens de s’inscrire dans la vie et doit vendre les livres qui lui sont chers...). La meilleure preuve que Marius ne l’intéresse pas, c’est que Marius n’est pas soumis à la fameuse épreuve divine, destinée à briser la loi humaine et ouvrir le champ à la loi supérieure. Même un Javert y est soumis, et il échoue. Car si Javert, en position de triompher enfin de Valjean et de l’emprisonner, le laisse libre de s’échapper, Javert ne peut pourtant, à la différence de Valjean qui se révèle forçat à Marius, prendre sur lui l’humiliation. Javert peut enfreindre la loi des hommes, mais il ne peut assumer son choix. Il ne peut porter sur lui le poids de la faute, subir l’opprobre, ni aux yeux du monde ni à ses propres yeux : il ne peut pas prendre le chemin de la passion christique, celui que choisit Valjean et auquel il se tient contre vents et marées. Javert ne peut dépasser son humaine et petite condition. Si face à la contradiction, Valjean choisit l’abaissement, Javert choisit l’orgueil et la fuite : il se donne la mort. C’est pourquoi l’acte bon de Javert ne lui vaudra pas d’être sauvé. Marius appartient à cette même espèce, simplement, il aura la chance de ne pas être jugé. Il n’aurait manifestement pas succédé à l’épreuve.


Sitôt que l’on lit Les misérables sous cet angle, tombe un des reproches que le livre pourrait faire naître, celui du jeu assez grossier des coïncidences dans les péripéties, avec des personnages qui retombent incessamment les uns sur les autres. La coïncidence, c’est une combinaison improbable réalisée par le hasard. Or, il ne peut y avoir de coïncidence dans Les misérables car il n’y a pas de hasard du tout, il n’y a que la providence : impossible à comprendre et qu’il convient de ne pas juger. Un ordre supérieur. C’est d’ailleurs avec un sens du détail remarquable que la providence ménage ses machinations.

Cette providence est de plus respectueuse de la liberté humaine, et pour cause. Les rencontres improbables et les coups du destin ne déterminent jamais le sort des événements (sauf pour Marius, le non éprouvé). Il faut que chaque personnage, soumis à l’épreuve morale, fasse le bon choix, alors, et alors seulement, dans le fouillis des choses, émerge en regard de son choix, préparé mais non déterministe, potentiel, l’agent du destin qui déclenchera une nouvelle épreuve ou la rédemption. Ainsi, Thénardier avait arraché un bout du vêtement de Marius dans l’égout pour faire pression sur celui qu’il pensait être un assassin, or, ce morceau de vêtement va tout au contraire prouver à Marius que Valjean est celui qui l’a sauvé : astuce du destin ! Mais, si Valjean n’avait pas entretemps pris seul la décision de s’avilir, ce coup du sort, quand bien même il se serait produit, n’aurait eu aucune portée. La providence est donc bien disposée à l’égard des hommes (bonté divine), mais il leur revient d’accomplir les bons choix, d’accomplir les actes qui feront que dans leur vie la providence se réalisera. Elle reste sinon comme un motif dissimulé, inerte, dans le vaste dessin des affaires humaines.

C’est par ailleurs l’existence de la providence qui explique le soin systématique que porte Hugo au monde, décrivant tout avec un luxe de détails encyclopédique et méticuleux : c’est que là où règne la providence, rien n’est laissé au hasard, la providence embrasse toute la mécanique du monde, elle est présente partout. Cette exhaustivité des outils divins relève d’un projet qui a des similitudes avec le Génie du Christianisme de Chateaubriand.
Il disait encore : — À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous pourrez ; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis ; elle répond de la nuit qu'elle produit. Cette âme est pleine d'ombre, le péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le péché, mais celui qui y a fait l'ombre.
Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de juger les choses. Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'évangile. 
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Les misérables, certes gros livre, s’ouvre sur une vie de saint de près de 80 pages, celle de l’évêque Myriel. Un saint assez anodin et conventionnel, un saint quotidien, modeste. Sur ces 80 pages, il ne se passe rien. Puis Valjean croise Myriel, rencontre décisive, mais rapide, et Myriel disparaît tout à fait du livre.
Un auteur qui ouvrirait aujourd’hui un roman sur 80 pages, belles, mais vides, serait sans doute compté comme un auteur expérimental forcené et un danger public pour l’édition.

Il n’est pourtant pas prouvé que cette ouverture ait ruiné le succès commercial des Misérables.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.