Sauve qui peut (la révolution) -- Thierry Froger

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Sur les tournages, personne ne m’invite pour dîner. J’ai l’impression que les conversations que j’ai envie d’avoir n’intéressent personne. La plupart des gens ne veulent plus discuter de leurs projets ni de leurs idées. Moi, j’en ai besoin mais j’ai du mal à trouver quelqu’un pour ça. Et à force d’être seul, je comprends de moins en moins les autres et j’ai de moins en moins de choses à leur dire. C’est plutôt triste. Je crois que la solitude, c’est de ne jamais trouver les autres quand on en a besoin.
Jean-Luc Godard reçoit du ministère de la Culture, via Jack Lang, la proposition de concevoir un film pour le bicentenaire de la Révolution. Danton n’est pas guillotiné, mais déporté sur une île de la Loire. JLG, pour écrire son film, recontacte un vieil ami historien, et engage une histoire avec la toute jeune fille de celui-ci. Danton est amoureux d’une toute jeune fille. En rencontre une autre. Engage une relation avec elle. Le scénario du film sur la révolution mute vers 93. Mute. Et mute encore, dans un mouvement de canotage. JLG et la jeune fille s’aiment. Danton est déporté sur l’île d’Elbe. Il y rencontre une jeune fille, dont il est amoureux, et qu’il épouse. Napoléon est déporté sur l’île d’Elbe.

On voit bien ici l’effet de réel produit par la récurrence des motifs, qui à la fois fournissent une poétique particulière au roman, et qui fournissent une mécanique de réel, dont la répétition donne un sentiment de lois, de cohérence.

Froger pirate le réel par la fiction. Accrochant des figures de légende (et de ce point de vue, JLG ne vaut pas moins que Danton, comme Jack Lang ne vaut pas moins que Collot d’Herbois). Puis les pousse sur les sentiers du récit en empruntant simultanément vérité historique et fantaisie, sans marquer de passage de l’une à l’autre. Car ce qui compte, c’est l’histoire telle qu’elle s’énonce.
Cela est d’autant plus fort que ce piratage s’opère avec un style de sage mélancolie, dont la précision subtile, à la fois affirmée et retenue, fait parfois penser à Sebald.

Le récit est un sentier que trace la pensée dans, à travers, et à côté de l’Histoire. Le sentier revient toujours au tracé principal, et retrouve le chemin normal, mais il est passé par des écarts buissonniers, lesquels, pour fantaisistes qu’ils sont, n’en sont pas moins crédibles, très cohérents avec ce que l’on connaît du réel (ici, fortement ancré sur les caractères, les personnalités, les manières d’être). Puis ces sentiers se renouent en impromptu au réel, en parfaite harmonie : pour qui connaît un peu le secteur décrit – autour de Chalonnes –, c’est une jolie surprise de découvrir des figures parfois discrètes (le café Lenin, par exemple) subitement branchées aux fictions, irriguées par la fantaisie, presque expliquées, dans leur histoire bien réelle, par le légendaire du roman (mais on pourrait aussi bien le dire des apparitions impromptues, sortes de guest star, qui surgissent dans le livre : Antoine de Baecque, Isabelle Huppert ou Marguerite Duras).

C’est aussi pourquoi le livre fait un fort usage du document. Tout le scénario en travail de JLG est traité sous forme de publications, en voie parallèle aux récits, avec un élégant travail d’interpénétration des calendriers (les aventures réelles-fictionnées de JLG, deviennent façons de fiction dans le scénario qui mute, se transforme, et, comme un corps astral, se déforme pour absorber les événements fictionnellement vécus).

Le lien entre réel et fictions tient sans doute au thème de la mythologie : la révolution française, le cinéma, sont de puissants vecteurs de mythes à rêver.

Attaché à transpercer les êtres qu’il saisit, le roman goûte leurs habiletés de parleur pour mettre en scène des univers mentaux, qui s’inscrivent dans le texte par des jeux de sentences, de discours, qui pourraient revenir fantômes d’entretiens ou des sources documentaires.

Le tout est pris dans une prose élégante, géographiquement lyrique et souple, détaillée sans verbosité, avec un goût très sûr de la description.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.