Batman, par une sombre nuit

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Le thème du justicier solitaire vient de loin. Ainsi Robin des bois lutte contre un régime corrompu, qui opprime les pauvres et les bombarde de taxes injustes. Robin des bois assure alors la redistribution, malgré le bouclier fiscal de Nottingham.
Le motif témoigne pour une lutte séculaire entre un État qui accroît son pouvoir, et une vigilance individuelle, une résistance de principe, personnalisée, du marginal qui ne se laisse pas passer le collier et la corde au cou.

Le justicier solitaire signe une défiance culturelle à l'égard de tout Système, et l'on retrouve chez tous les bandits d'honneur un même point de fuite opposé au pouvoir. Un point de fondamentale ambiguïté, résolument inassimilable.
On dirait aujourd'hui, un virus.

Au XXème siècle, passant aux États-Unis en une bascule décisive, le thème du justicier solitaire n'est pas précisément un thème progressiste.
Dans le western, qui offre au justicier solitaire un topoï durable, le lone rider, le mute wanderer, débarque sur son cheval en des terres où l'État, la justice, le droit, ne sont pas établis, à moins que ceux-ci n'aient été gangrenés et souillés, thème qui se poursuit dans le policier irascible des années 70. Notable différence sur ce point entre le western et le film policier, quand, dans le western, le justicier solitaire fait place nette pour la justice et lui prépare le terrain, tandis qu'avec le film policier, le justicier solitaire doit ressurgir du fond des âges là où la justice a échoué, ou échoué à se maintenir.
Dans un suspens de l'État de droit -- soit que le justicier ait décidé de lui-même le suspens, soit qu'il l'ait trouvé sur place, soit encore qu'il y ait eu fuite miteuse et lâche le temps de l'affrontement --, le justicier, seul recours, règle leurs comptes aux méchants. Après quoi, traditionnellement, le cowboy repart sur son cheval, harmonica discret, ou rend sa plaque aux autorités, saxophone black.
Ce qui signifie que l'État, le droit, la justice retrouvent leur statut. Après cet interlude.
Dans un tel schéma, le justicier solitaire ne va pas à l'encontre d'une articulation entre pouvoir et justice.
Ce que la présence du justicier solitaire dénonce, c'est l'insuffisance de la justice (le plus souvent, de ces agents, qui dans l'espace policier sont en général corrompus ou rendus impuissants par un lacis de lois mal géré).

C'est sur ce plan que le Batman blesse.

En apparence, rien de très neuf. Un justicier solitaire capture les méchants et les livre à la justice. Un simple auxiliaire. Sa capacité à utiliser des moyens illégaux n'est pas négligeable (et lui permet d'aller chercher à Hong Kong un criminel sans référer aux traités d'extradition), mais elle importe moins que les qualités physiques du bougre.
Sinon qu'en définitive, le thème est poussé un cran plus avant.

Batman met en place un système de surveillance généralisée de la population. Il agit pour la bonne cause, luttant contre un terroriste décidé à semer le chaos. Batman le précise, il n'est pas un extrémiste : son système, il le met en place seulement contre ce terroriste, et une fois la mission accomplie, il le détruit et ne conserve évidemment pas un tel pouvoir.
Il y a quand même fallu un programme de recherche, un budget, donc bien avant le terroriste, une volonté et une décision politique. Mais baste, on est au cinéma.
Ce système ne déroge pas aux modes de contrôle mis en œuvre par le Patriot Act. Ici, justifiés sur le mode, l'ennemi justifie les moyens.
On pourrait trouver rassurant qu'il faille un ennemi aussi a-raisonnable pour obtenir la-dite justification, ce serait ignorer que le débat autour du terrorisme prête moins aux militants islamistes des objectifs géopolitiques concrets qu'une volonté de destruction massive du mode de vie occidental. Donc rien de très rationnel. D'ailleurs la barbe d'Oussama est aussi iconique qu'un sourire de Joker.

La suite du film est pire à bien des égards. Batman est appelé à devenir le paria, prenant sur lui de gâcher sa réputation, pour assurer, secrètement, la sécurité de la population.
Qu'est-ce qui nous est raconté là ?
Première chose. La population ne doit pas savoir. Il faudra trouver un arrangement au sein du petit nombre des justes, qui auront le courage d'assumer une décision difficile. Entre Batman, ses proches, et la police, on décide, on exécute. Et ensuite on maquille un machin pour l'opinion publique, dont il est démontré qu'elle est hystérique, lâche, stupide. Ainsi, dans l'épisode des barges où chaque groupe de population possède entre ses mains le sort de l'autre groupe, le groupe des prisonniers choisit en un authentique acte de courage de se débarrasser du détonateur funeste, tandis que c'est seulement par lâcheté que le groupe des citoyens ne parvient à faire usage du sien.
Seconde chose, après avoir sauvé malgré elle la population, il faut devenir un paria, être puni, harcelé, conspué. On est de toute façon dans le bon droit. On a fait ce qu'il fallait et la population juge d'après de mauvais critères.
Elle ne peut pas juger en conséquence puisqu'elle ne connaît pas les tenants et aboutissants. Elle ne pourrait pas comprendre. La masse ne peut assumer de telles décisions. Etc.

Que voilà un bien beau socle philosophique propice à la démocratie. De quoi ravir l'administration Bush, qui justement pourrait avoir après le 4 novembre à fournir quelques menues explications.
Et s'ils étaient condamnés, en fait, ils auraient quand même accompli leur devoir. Oh, ils seront pourchassés, mais ceux qui savent, ceux qui devinent, comprendront qu'ils ont accompli leur devoir, ils savaient qu'ils en paieraient le prix. Les héros modernes. Sombres, tragiques, lucides.


Sinon : un très bon film, qui fait passer les super-héros à l'âge adulte.
Et remarquables qualités cinématographiques.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.