Chloé, journal de guerre

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Dans La dernière fille avant la guerre Chloé se revendique Indochinoise. Pourtant le livre s'ouvre sur un drame, la colère et la honte : l'Indochine est refusée à Chloé.
Comment, à défaut de savoir pourquoi.

Le texte manifeste la remontée d'un personnage enfoui, Anne, fan extrémiste d'Indochine (the band), que le personnage de fiction Chloé Delaume a écarté, pour occuper le corps de la jeune femme et transformer ses blessures en potentialités.
Chloé Delaume est contactée par Nicola Sirkis, qui après la lecture de Certainement pas souhaiterait un texte pour le prochain album du groupe. Revanche de la fan, sujette à l'ostracisme qui frappe tout adorateur du groupe aux grandes heures de purge 90's. Sauf que le texte en question ne sera pas retenu. Blessure à nouveau. Douleur. Anne menace d'interrompre le contrat qui la lie au personnage de fiction. Pleurs nombreux. Souvenirs. Rebours du sentiment d'oppression, de lutte seule contre tous quand on ne peut partager avec personne ses émotions (le mériteraient-ils seulement ces ignares ?). Obsession des sons passés en boucle (chaque jour ; et plusieurs fois dans la journée). Images de batcave, Creepers, concerts dans la fosse, possibilités de chansons, copier-coller de cahiers d'écolières, hypallages et acrostiches, hou hou et déligitimation définitive qui naît dans le regard de l'autre lorsqu'il apprend atterré l'objet de fixation de la sensibilité. Même Giorgio Agamben se moque d'Indochine, c'est dire.

Aussi est-ce le journal de la guerre que rédige Chloé Delaume. Comment en sortir. Un journal du combat livré, et que ne vient parachever aucune victoire décisive, quand les mots décantés n'ont pas été élus par l'élu Nicola. Ne seront pas déréalisés par lui dans cette forme d'au-delà du temps qu'est la chanson – les mots sont lus, rêvés, chantés, dans un continuum de concerts et de disques joués dans les chambres, de walkman et d'Ipod en marche, de pensées intérieures et sifflements au fond des classes : toute une basse bourdonnante, continue, vrillant le temps du monde par l'impermanence de la chanson : ténue, infime, dérisoire, mais têtue.

Devant le difficile problème de convertir des incrédules aux qualités de tel ou tel groupe – conversion exclusive, délicate, s'agissant de musique populaire, où les attachements et les résistances sont particulièrement tranchés –, Chloé Delaume répond par un déplacement : non pas ce que je voudrais que vous aimiez dans Indochine, pas même ce que moi j'y aime, mais, ce que cela me fait d'être en amour : expérience qui se révèle partageable, car chaque lecteur pour son compte est susceptible de transposer sur ses propres objets d'élection.
Alors le texte offre cet intéressant paradoxe de dresser le portrait d'une maladive résistance à l'autre, d'un isolement forcené et décidé, d'une méchanceté isolante parfois (quelques règlements de compte à coups de Doc Martens adjectives), dont pourtant le portrait n'exclut pas une forme de douceur, de sympathie, d'invite. Sans doute parce que le temps a passé malgré tout, et que Chloé Delaume ne s'écrit pas en état de rage, mais dans une réminiscence qui comme les guitares est préparée : décloisonnée, ménageant au lecteur de nombreuses ouvertures.

Stylistiquement, Chloé Delaume abuse volontairement des formes à contraintes. Alexandrins proséifiés, truffage d'adjectifs, la phrase se jette sur une ligne elle aussi préparée, qui vibre préalablement d'un rythme, de sonorités, de couleurs, d'intensités particulières. Écrire c'est placer ses mots, imposer des mots à soi et leur tonalité particulière, sur une musique sourde, jeter un flow sur une portée qui tourne en boucle, épaissir de ses formations de vers une tonalité pressentie dans l'oreille. Au fond, c'est monter sur scène, y prendre le micro, participer de quelque chose, et non pas solifier, seule dans sa chambre.
La dernière fille avant la guerre boucle ainsi un certain rapport à l'écriture.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.