Verbaliser le client : les contrôleurs du métro / Eleanora Elguezabal

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Les contrôleurs du métro font partie de ces catégories de citoyens déconsidérés, au sujet desquelles les idées toutes faites se font férocement définitives. Eleanora Elguezabal, ethnologue originaire d’Argentine, livre à leur sujet une étude très stimulante.

Verbaliser le client est à l’origine un mémoire d’ethnologie et propose des pistes de réflexion particulièrement intéressantes.
Elguezabal cherche à comprendre la motivation des contrôleurs, et considère que les motivations financières et carriéristes sont insuffisantes à expliquer l’engagement dans la branche répressive.
Ce qui ressort de l’enquête ethnographique menée durant quelques mois est que les agents préfèrent le contrôle au guichet. Le guichet est en effet peu motivant car répétitif, passif, et les agents y sont soumis à la mauvaise humeur des clients sans possibilité d’y répondre.
Le contrôle offre au contraire une situation de dominant, qui ouvre un jeu complexe d’interactions dans lesquelles l’agent dispose d’un vaste panel de comportements et de décisions. L’agent y devient un acteur, avec des compétences, des expertises, des choix à opérer. Cette situation est valorisée par le souci particulier des débriefings pour les équipes de contrôle.
Ce n’est pas tant le statut qui est recherché, que le pouvoir concret et les formes de l’action.
D’ailleurs, les nouvelles fonctions commerciales — sortie du guichet pour occuper un comptoir dans le flux des voyageurs — ne sont pas tellement bien perçues.

Le profil de l’agent contrôleur est un profil intéressant. Il a souvent commencé des études, restées inabouties, et il a intégré les compétences sociales requises par l’entreprise moderne : implication, participation, prise en compte des objectifs de l’organisation, auto-évaluation, auto-contrôle (la maîtrise de soi est conçue comme bénéfique pour l’organisation), contrôle mutuel, etc. Toutes compétences dont Elguezabal rappelle justement qu’il s’agit de compétences scolaires, que ne possèdent pas les individus ayant tôt arrêté leurs études. Le cas se pose en particulier pour les agents plus âgés, avec à la clé un conflit générationnel : les anciens étant perçus comme inadaptés et refusant d’évoluer — un statut qu’ils revendiquent volontiers, avec des options corporatistes — tandis que les jeunes accompagnent ou anticipent les changements dans l’entreprise, allant vers une déspécialisation, une évolutivité et une flexibilité importantes.
L’entreprise offre de devenir un bon agent à qui a échoué à devenir ou rester bon élève.

Elguezabal rappelle aussi que l’on ne peut penser l’histoire du contrôle indépendamment des objectifs actualisés de l’entreprise. Le contrôle n’est pas une fonction dans l’absolu, immuable. Les paramètres du contrôle sont établis en fonction d’un projet économique. Alors que sur certaines lignes l’objectif aura été tout simplement de “reconquérir le terrain” — et les agents qui se sont chargés du nettoyage, inaptes à évoluer vers une politique de clientèle, sont peu à peu remplacés — l’enjeu plus général établit que le contrôle doit participer d’une exploitation intensive du réseau quand celui-ci ne peut plus tellement s’étendre. Il s’agit de rentabiliser le trafic actuel, pas de l’augmenter. Aussi les agents affectés au contrôle ont-ils pour mission de se concentrer sur les individus susceptibles de passer du statut de fraudeur occasionnel à celui de client loyal. Ils doivent repérer les contrôles peu rentables, préférer les paiements immédiats aux PV (dont le taux de recouvrement est faible), éviter les resquilleurs qui risquent de poser problème (pour réduire le risque d’accidents du travail, lesquels augmentent le coût global du contrôle et le rendent peu rentable), ce qui se traduit pour les agents par le développement d’une “expertise sociale profane”. Pour l’entreprise, la stratégie du contrôle s’intègre pleinement dans une politique de management qui exploite la figure du client comme levier du changement.

Verbaliser le client : les contrôleurs du métro est publié aux éditions “aux lieux d’être” (2007)

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.