Le monde Jou -- Eric Arlix

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Un texte politique est un texte qu’on ne lit pas, ou pas seulement, mais un texte qui lit son lecteur, qui l’interroge, qui évalue précisément le rapport de supercherie potentielle dans la lecture que le lecteur opère : pourquoi lis-tu, est-il demandé, pour te donner bonne conscience ?
– Alors, repose le livre, répond le livre, repose-moi, je ne sers pas à éponger tes démissions.

Le monde Jou s’ouvre sur des exercices spirituels modernes : des délestages (ce qui ne me sert à rien et que la société m’offre à foison) & des bagages (ce que j’emporte, maintenant). Le monde Jou propose aussi d’interrompre la lecture le temps de mener à bien ces exercices. Si l’on ne prend pas l’invitation au pied de la lettre il convient pourtant de la prendre au sérieux. L’invitation consiste à ne pas lire Le monde Jou, mais à évaluer ses choix de vie à l’aune des propositions décrites dans le livre. Par exemple, à quelle part d’insignifiance s’est-on lié, poissé par ses fréquentations, ses études, ses petites compromissions, et même par ses lectures ? À quels discours a-t-on cédé (le marketing est la superstition moderne – comme dans ce dicton argentin, « je ne crois pas que les sorcières existent, mais je sais qu’elles volent ») ? À quelles modes s’est-on abaissé, pour faire comme le réseau, comme les copains, comme les copines ? Etc. Surtout, à quoi a-t-on donné de la valeur, une valeur que l’on pourrait soutenir, les yeux dans les yeux du livre-juge, sans rougir ?
C’est bien d’ouvrir comme ça, méchant, 30 pages. Si on veut juste lire un livre de littérature, ça passera pour un pastiche de coaching tendance futuriste. Mais, de toute façon, si on veut juste lire un livre de littérature, il n’y a pas grand chance d’être sauvé.

Le texte montre deux grandes voies. Une première, très show must go on avec extinction progressive poursuivie des formes critiques, des formes d’intelligence, des formes de désir joyeux, agrémentée de terrorisme parcellaire et de basse police. Un grand game over capitalistique devra conclure tout cela, horizon éternel des civilisations : Apocalypse, guerre thermonucléaire, réchauffement climatique, Transformers 3. Etc.
La seconde voie est une hypothèse sans théorie globale. Elle se réalise dans les correspondances collectives des choix individuels bénéfiques. Comment faire collectif sans devenir tribu ? Par la coïncidence des pratiques, des enjeux, des processus, des intensités. Coopération plutôt que compétition. Actions coordonnées plutôt que mots d’ordre. Transformer le monde est compliqué ; changer son propre comportement et être attentif à ceux qui, alentour, ont adopté eux aussi, à leur façon, des comportements favorables (disons Jou) n’est pas difficile. La lutte menée à l’échelle 1 pour 1 contre soi. C’est même immédiatement gratifiant, pour soi (je suis mon propre juge, je n’ai plus besoin d’une validation sociale), dans ses relations avec les autres (le monde est un réservoir de compagnons potentiels). Etc. La somme de tous ces choix fait un monde Jou, mappé dans le vaste monde. Leur majorité parmi tous les choix à l’œuvre à un moment donné de l’Histoire fait un changement de phase, une révolution, un effondrement du vieux monde.

Le monde Jou n’est pas un exercice de style mâtiné de science-fiction, c’est une tape sur l’épaule : choisis ton camp, camarade. C’est un livre optimiste à sa façon : il ne parle pas d’utopie mais de possible, et s’étonne que si peu veuillent en parler.
Nous travaillons à la fin de la période sauvage de l'humanité.
Nous voulons nous organiser.
Tout le monde doit gagner.

Le texte fabrique des concepts selon la méthode deleuzienne. Des concepts opératoires. L’hyperspécialisation (une des formes de développement de nouvelles quasi-classes, qui rendent la convergence des luttes impossibles, chacun ne parlant qu’au sein d’un cercle étroit, avec un vocabulaire de secte, intelligible des seuls initiés). L’excess-conviviality, pour toutes les formes purement clin d’œil du lien social, donc des formes où la communication et la reconnaissance dominent, sans former un tissu humain, sans former de liens. L’effondrement critique, où l’intelligence est avant tout une compétence pour se mettre en valeur dans des jeux d’échange de références, de clichés, de positions convenues et statiques, où le débat est une parade, laquelle sert à chacun à reconnaître sa tribu d’appartenance (exclusive de toute autre). (Peut-être que la critique est par essence nomade, puisqu’elle doit changer sans cesse de point de vue). La surcharge d’égo et l’égo-intérêt, à opposer au Jou, avec lequel la capacité d’action individuelle participe toujours d’un nombre, s’en trouve démultipliée dans ses moyens, et allégée dans les charges qu’elle fait peser sur l’un. L’incompétence, comme injonction et méthode capitaliste pour interdire aux individus de faire corps avec une existence, de former une résistance lucide et critique, et n’offrant que des perspectives ô combien légères de vernis et de surface.
L’incompétence signifie bien moins la somme des dynamiques dont les décisions ne seraient pas top-moumoute qu’un processus activé d’éradication de la critique. 

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.