Golgota picnic -- Rodrigo Garcia

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Le quartier est bouclé de grilles, depuis la sortie de métro la plus proche, jusqu’à cinquante mètres du théâtre. Des CRS par deux ou trois font le planton à chaque jonction des barricades et couvrent le périmètre de leur doux regard. Plusieurs cars garés à proximité, remplis d’hommes. Des patrouilles circulent, bouclier de plexiglas au côté.

Au milieu, avec les attractions de Noël sur les Champs-Élysées, une masse poussive de familles, de grand-pères et grand-mères, de mômes tractés à bout de bras, de prolos du dimanche, de touristes perdus, d’odeurs puissantes de grillades et de confiserie. La déambulation copie la joie bovine devant les auges à grain. La bousculade tient lieu d’émerveillement. Rien d’éblouissant malgré les lumières, tout est noyé dans la presse. Klaxon. Capot contre capot contre cul du piéton descendu du trottoir. Hummer H3 limousine, blanc, dix mètres de long, piqueté de diodes bleues, et même un car techno à deux wagons qui avance au pas : musique étouffée, allure d’aquarium noir et bleu néon, formes qui se trémoussent de l’autre côté du verre teinté : ne soyez pas vulgum pecus, un embouteillage aussi on peut se le faire au tarif VIP.

Un premier point de contrôle sous une guérite divise entre spectateurs munis de billets et sans billets. Difficile de savoir à quoi il sert. Peut-être un point d’alerte pour repérer les activistes.

Entrée du théâtre.
Deux panneaux accrochés au fronton désignent l’entrée des hommes, l’entrée des femmes.
Petite pluie. Résignation. La queue des femmes est plus longue que celle des hommes.
Un vigile opère la fouille intégrale de chaque sac.
Toi qui entre ici, laisse toute espérance d’un rapide coup d’œil à tes affaires. Le vigile ouvre chaque poche et palpe.
Un vigile volant s’est interposé devant un spectateur et lui bloque l’accès :
— Vous n’entrez pas masqué ici.
Pas de réponse. Le spectateur (peut-être) tente de passer sur le côté.
— La jouez pas comme ça avec moi, vous, hein !
Un mètre quatre-vingt-cinq, crâne rasé, engoncé frileusement dans un blouson-armure, talkie-walkie à l’épaule.
Affrontement.
— Je ne suis pas masqué !
— Vous êtes masqué. Vous n’entrez pas comme ça ici. Vous enlevez cette écharpe. Tout de suite.
La foule presse mais ne passe pas.
Le reste des vigiles s’affaire.
Deux nouvelles tentatives de passer sur le côté.
Le spectateur (peut-être) dénoue son écharpe.
— Vous enlevez le bonnet, aussi.
Visage olivâtre, cheveux coupés courts, très propres. Pas de crucifix en sautoir. Le (sacré-)cœur y est néanmoins. Expression figée : résolution, combativité.
Il approuve, ça oui, la tonalité globale des tableaux et des fresques : une iconographie de la terreur qui part, ironiquement, du mot amour.
C’est Saint-Nicolas-du-Chardonnet à la soirée Youporn Sodomy of the year : on reste digne, que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre, les autres prennent les lance-flamme. Le spectateur (peut-être) est exfiltré sur le côté pour une « fouille spéciale ». Bonne chance à toi, ami. 

Côté sacs, le vigile de fonction est confronté à un problème inédit : un bagage dont la bandoulière est composée de deux lanières de cuir et d’une corne qui sert de poignée.
— Je laisse entrer ça ?
— Ça se démonte ? demande son collègue.
— Non non, intervient le propriétaire du sac, qui anticipe le ravage de son bien.
Perplexité.

Après les sacs : la palpation.
Bras. Jambes. Dos. Ventre. Poches.
— C’est quoi ça ?
Le spectateur exhibe un lecteur mp3 et son casque au fil emmêlé.
Hochement de tête.
— Bonne soirée et bon courage, dit le spectateur.
— Vous aussi, répond le vigile.

Hall. Hôtesses. Tout va bien. Cela ressemble à un théâtre. Public d’une homogénéité quasi parfaite.
Ils se sentent protagonistes alors qu’ils n’ont rien fait pour qu’il y ait du changement, à peine un clic sur leur Nikon.
Pas mécontent de leur petite aventure. Encanaillé. Ragaillardi.
Curieux qu’un supplément n’ait pas été compté pour le frisson.

Sauvé ? Tu avais parlé trop vite, ami : il faut encore passer sous le détecteur à métaux avant de pénétrer dans le saint des saints. Je te souhaite que ta croix soit en buis et qu’ils ne passent pas au broyeur le cadeau de tante Yvette pour ta première communion.

À l’intérieur, la scène se présente couverte d’un alignement de tranches finales de hamburger. C’est très beau. Cela vaudra une belle séquence en cours de route, lorsque les acteurs shooteront là allégrement comme dans un tapis de neige. Les pains démultipliés volant à travers la salle.
La lumière baisse.
« J’ai honte de présenter une œuvre d'art protégée par des mesures de sécurité », annonce Rodrigo Garcia en ouverture.
Approbation dans la salle.

Quelques séquences réussies. Souvent en vidéo.
Par exemple, un empilement de hamburgers : une couche de pain, une couche de lombrics, une couche de pain, etc. Sur cinq ou six niveaux. Se termine par une longue aiguille enfoncée verticalement pour tenir la structure, avec à sa tête l’étiquette : « BABEL ».
Ou bien, une séquence dans les airs consacrée à l’ange déchu : actrice lâchée dans le vide, les nuages, par-dessus un lointain paysage de ville ou de campagne, tombant les bras en croix, en faux costume de crucifié (saletés, côtes saillantes, linge autour du bas-ventre). Captation assourdissante du bruit de l’air et du vent à cette hauteur.
Plus son lot de vacheries bien senties :
Et il aimait faire peur à l’assistance avec des miracles pervers, du genre recoller une oreille tranchée d’un coup d’épée à un pauvre type qui s’était mêlé à une bagarre, soigner des lépreux ou marcher sur l’océan

Et il fut aussi le premier démagogue : il multiplia la nourriture pour le peuple au lieu de travailler coude à coude avec lui

Autant qu’on sache, il n’a jamais travaillé

Sinon, les choses attendues : tout le monde à poil, gros plan sur une fente féminine, bite à l’air, régurgitation, rock and roll, etc. Rodrigo Garcia indique qu’il « amuse en faisant enrager ». Donc, primeur aux contre-pieds, l'hypocrisie rabotée au sang, la cochonnerie dévoilée clairement. Credo : Vous êtes tous des Connards, arrêtez de vous la jouer ! Tout ça finalement assez sage. Amorti par le spectacle. Presque propre. Rien d’inconfortable pour le spectateur.

En fait, le tour de force de la pièce, son moment d’affrontement réel avec le public, surgit sous la forme d’un piano à queue, au bout d’une bonne heure. Un des participants, insignifiant jusqu’alors, se déshabille à son tour, se place et entame les Sept dernières paroles du Christ en croix, de Haydn. La lumière baisse. En fond de scène, une vidéo annonce le nombre de mouvements et le numéro du mouvement en cours. Incertitude dans la salle : ils vont tout jouer ? il va se passer quelque chose ? cela va s’interrompre ?
C’est insupportable deux à trois mouvements. Les gens craquent. Pas du tout préparés à ça, pas du tout dans la disposition nécessaire, alors que les esprits sont calés sur le foutraque.
Interprétation exaltée. Intense. Les lumières virent doucement au rouge. Soir. La zone éclairée se resserre. Mouvement trois, Miller, ecce filius tuus. Quatre, Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me. Cinq, Sitio. Six, Consummatum est.
Le spectateur bascule dans la musique. Rodrigo Garcia a retourné sa légitime frustration en gratification.
Après avoir moqué les mensonges et perversions du message christique, avoir raillé les artifices culturels, Rodrigo Garcia expose le souffle qui gagne les créateurs, habités par leur image (fausse, on s’en fout). Fin des commentaires. Jaculation vers la beauté. Elle est la réponse humaine à la fascination de la terreur, de la souffrance, véhiculée par la Passion.

La pièce se conclut dans les airs à nouveau, même scène dans le vide, corps en croix. Bruit surpuissant. 
Je ne vous dis pas : sautez par la fenêtre, je vous dis : sautez à l'intérieur de vous-mêmes, jouissez de la chute, ne laissez personne vous déranger
La solitude est tout ce dont vous êtes assurés
S’aimer les uns les autres n’a servi à rien, juste à couvrir les pires outrages. Moi, je vous dis :

Fuyez-vous les uns les autres

Je le dis depuis ma chute interminable, qui est ma place dans le monde et mon état de grâce, ma plénitude.

 Avec ces deux parties rugueusement accolées, la pièce se fait Arche d’Alliance, gorgée de fureur et de silence, digne héritière de la peinture flamande.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.