Johnny Mad Dog
Dans Johnny Mad Dog, a reconstitution du Liberia en guerre est particulièrement convaincante et certains topoi connus s'en éclairent. Par exemple, le thème du guerrier immortel face aux balles.
Comment des gens confrontés tous les jours à la mort peuvent-ils accorder créance à cette légende ?
Les enfants qui entrent dans la troupe seront soumis à un rituel. Lavés par un marabout avec une eau où croupissent feuilles et racines, plongés dans un univers d'êtres à la puissance ostensible, ils sont couverts de paroles de protection, puis, par surprise, mitraillés par une rafale de fusil automatique qui les laisse intacts : « maintenant, les balles ne peuvent plus vous toucher » hurle leur général en chef, qu'il ne fait pas bon contredire.
La rafale bien sûr est tirée à blanc.
Ils viennent de faire l'épreuve de quelque chose, et ils baignent dans une atmosphère où chacun est convaincu qu'il y a des guerriers intouchables. Le général en chef, toujours lui, les balles se transforment en eau quand elles l'atteignent.
Raconter cette histoire à un novice, c'est déjà profiter, contre lui, d'un peu du pouvoir qu'elle recèle.
Autre exemple : la mise en transe des combattants. Un thème a priori un peu cliché Afrique mystérieuse dans un contexte militaire, et dont le film montre la simplicité et le naturel. Omniprésence des chants, lancés par l'un ou l'autre des chefs, en substitut d'une réelle autorité : soit pour combler une attente, soit pour contrer une peur ou une résistance, soit par habitude. Chez des combattants qui n'ont pas de statut, pas d'idéologie, pas de service réel à rendre, pas d'objectif, le chant, en mélopée pulsée, avec ses mots d'ordre puissants et valorisants, sa philosophie radicale sur un fond de sagesse populaire (je suis un guerrier / je t'emmerde ; si tu as peur de mourir / il ne fallait pas naître), le chant est facile à intérioriser, il est donc facile à s'approprier, et il devient la forme de la situation, il en est la clarté : le chant rend compréhensible, fournit un fil directeur à ce qui se produit. Il n'y a d'ailleurs pas d'autre explication à portée dans le chaos général.
Un transport de troupe expose très bien le mécanisme de la mise en transe. Le groupe des enfants-soldats est réuni dans une fourgonnette tressautant à fond de train, tous les corps au contact. Tout le monde chante et hurle, tape du pied par terre, frappe de la crosse et du canon contre la toile du toit. Ce n'est plus de l'immersion, mais une véritable palpitation qui est donnée à éprouver. Le chef hurle ses ordres à chacun, en pleine face. Signe avec lui un contrat de sang, via une cicatrice à la tempe couverte de cocaïne.
Il faut devenir fou pour résister au groupe, devenir fou, exposer son refus, sortir de la troupe, et être abattu.
Sinon, l'on est happé dans le déchaînement.
La puissance du groupe, déversée en chacun, est évidemment protectrice : l'état de rage atteint écarte la peur et facilite la décision lors de l'action (donc réduit le temps d'exposition aux balles ennemies), l'émulation mutuelle par les cris sert d'esprit de corps, la sauvagerie potentielle remplace avantageusement la discipline pour des troupes qui ne sont pas dirigées tactiquement.
Sur les particularités de cette forme de combat, le film est pédagogique et révélateur. Les scènes dans les camps, qu'il s'agisse d'un camp rebelle dans la jungle ou d'un camp de réfugiés lors de la livraison de nourriture, sont très instructives.
Pourtant, le film ne fonctionne pas vraiment, et déçoit en particulier lorsqu'il s'agit de saisir chacun des jeunes individus combattants.
Cela est d'autant plus étonnant que lesdits individus possèdent une puissance interne manifeste. Le moment qui en rend le mieux compte est une suite de plans pris au cours d'une fête après une victoire. Beuverie où tout le monde se lâche, avec un mélange de violence socialisée et de frénésie des corps singuliers.
Une des explications est sans doute que c'est le seul moment où Jean-Stéphane Sauvaire retrouve une position de documentariste. Ses personnages sont lâchés dans la foule et non plus braqués par la caméra, ils ne sont plus pour elle, mais pour eux-mêmes. La caméra alors n'a plus qu'à les attraper.
Le reste du temps, la caméra sous le nez, les enfants lui racontent, physiquement, la raison qu'ils ont d'être à l'écran.
Le film a un sujet, les enfants-soldats, une connaissance préalable de ce dont il s'agit et des problèmes qu'ils posent. Reprenant Max Weber, on dira qu'il existe un idéal-type des enfants-soldats, avec un petit lot de caractéristiques et quelques situations de référence (drogue, déracinement, exécution de ses propres parents, violence incontrôlable, défis mutuels, viols...). C'est exactement cet idéal-type que Sauvaire vient filmer, trouvant dans le réel les individus parfaits pour l'illustrer. Mais du même coup, il ne fait qu'illustrer un phénomène déjà parfaitement balisé. Son film apporte l'image, et ne peut rien apporter de plus.
Le film ne part pas des individus comme singularités. Le film ne part pas du réel, il le retrouve, à peu près tel que la presse le donne, et il n'excède pas le phénomène construit pour les actualités. Ce qui est autour, en-deçà, en-dehors de ce phénomène reste inconnu.
Il est tentant, mais certainement insuffisant, d'opposer qu'enfant-soldat est un état total.
C'est la méthode elle-même qui est en question. Construisant un film politique, Sauvaire n'a pas couru le risque de laisser les individus éclater le carcan de ce qu'il savait, de laisser les individus éclore à l'intérieur de l'espace créé par le film, la guerre, le groupe et la ville, en y manifestant tout ce qui ne peut pas être rabattu sur le concept d'enfant-soldat. On devine pourtant qu'ils avaient la force de porter le film à ce point.
Le film reste donc strictement sociologique, et manque à une des puissances du cinéma : la manifestation de la vie nue.
(Johnny Mad Dog / Jean-Stéphane Sauvaire)
Charles Robinson
romanciertravaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.