Les Choses -- Georges Perec

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Les choses (sous-titré : Une histoire des années 60) explore un mirage. Un mirage où séduction et répulsion sont indissolublement mêlées. Un mirage qui trouve pour chacun une figure séductrice. Le mirage de la consommation. L’univers fascinant des objets disponibles. Des objets que l’on peut rapporter à soi. Des objets que l’on peut, non pas posséder (avoir), mais être possédant, et qui aussitôt disent quelque chose de votre être.
Des objets qui fascinent parce qu’ils ont le pouvoir de vous conférer une identité.


Pour explorer ce mirage, Perec dessine une figure de couple, Jérôme et Sylvie, jeunes gens tôt débarqués de leurs études, jeunes flâneurs assez snobs, touchés par le rêve de la société du luxe moderne comme à une autre époque, peut-être, ils auraient été touchés par la grâce janséniste et se seraient enfermés dans un cloître : dans les deux cas, le rêve est prêt à l’emploi, la forme de vie totale ne demande plus qu'à être habitée.
Et pourtant ils se trompaient ; ils étaient en train de se perdre. Déjà, ils commençaient à se sentir entraînés le long d'un chemin dont ils ne connaissaient ni les détours ni l'aboutissement. Il leur arrivait d'avoir peur. Mais, le plus souvent, ils n'étaient qu'impatients : ils se sentaient prêts ; ils étaient disponibles : ils attendaient de vivre, ils attendaient l'argent.
Pour Perec, passer par un couple plutôt que par un personnage individué, fut-il en couple, permet justement de ne pas créer de personnages. Perec trouve une fonction dynamique, à deux temps, une machine de couple qui arpente les rues de Paris, 6ème arrondissement, les rêves modernes, le désir, la possibilité et l’impossibilité du bonheur. Plutôt que de poser un être avec une histoire, une psychologie, donc des temps de résistance et d’accélération nés de sa singularité, il y a une machine de couple engrenée dans le monde, actionnée par le possible du monde et s’échauffant en retour, générant une énergie de désir.
Ainsi, la machine ne dresse pas un portrait humain, elle dresse le portrait d’une fonction, la fonction d’auto-réalisation.
(Accessoirement, il entre une dimension non négligeable d’émulation et d’entraînement dans la vie à deux, du moment que les passions sont partagées, c’est évidemment important pour mener un récit schizo)

Le grand drame de la vie moderne est celui d’avoir à se réaliser. Pour un Hamlet, la question du to be or not to be, est essentiellement la question de savoir quel destin assumer, quel sort reconnaître pour s’y vouer. Cette question prend toujours place dans une crise. Alors qu’il ne devrait y avoir qu’un seul maître à servir, subitement, un second surgit : le choix entre deux options, deux services, deux rôles opposés doit être opéré. C’est l’ère de la tragédie, où un très petit nombre de destins saillent, parce qu’un individu au lieu de conforter le monde en jouant le rôle écrit pour lui fait dérailler ce même monde en s’affranchissant, en se vouant à un destin déflagrant.
Rien de tel pour le moderne. Il naît seul et non déterminé par sa naissance. Rien ne l’attend. Il n’est utile à personne. Aucun rôle, aucune forme de vie ne se proposent avec évidence. (L’affirmation au demeurant est largement fausse, mais ce qui compte, c’est qu’elle est vécue ainsi). Cette absence est par convention nommée liberté. Ce qui lui donne sur un plan théorique un abord sympathique, mais ne suffit pas, dans sa réalisation concrète, à masquer l’angoisse qu’elle suscite.
Les idéologies, les choix de vie radicaux (l’action humanitaire, la légion, la vie d’artiste en atelier, la fonction publique territoriale, et cetera), et ici ou là un suicide, viennent occuper ce vaste vide par une proposition fortement assurée. Mais, pour la plupart des modernes, le vide restera un espace limbique aux limites sans cesse repoussées au fil des progrès médicaux. L’augmentation de l’espérance de vie se prolonge en désespérance du vide.
Mission, vocation, passion, idéologie proposent des moules, proposent de s’incarner dans une forme. L’ennui est qu’il y faut la foi, qu’un très profond relativisme ambiant va altérer et faire sonner faussement. Garder la foi dans une ère relativiste exige une force d’aveuglement assurément admirable ; la moindre prise en compte des opinions relatives et le roi est nu, le vide revient bourdonner.

On a les moules, mais il n'en sort que des petits bonshommes et petites bonnes femmes en plastique bon marché.

Ce vide, les choses, c’est-à-dire les objets de consommation, ne viennent pas le combler, ou disons superficiellement. Les choses affichent davantage, et c’est ce qui fait toute leur puissance de séduction.
Là où d’autres séductions proposent des formes à investir, les choses par leur réseau constituent des images de vie. Des images où il suffira de venir s’inscrire, où il suffira de se poser. Les choses ne forment pas une suite d’objets, ou un cumul, un trésor aux valeurs exponentielles. Les choses sont un patrimoine, enregistré dans un bilan comptable : un budget de choses. On ne possède pas un livre, on est associé à une bibliothèque. Mieux, cette bibliothèque est une bibliothèque de bibliophile ; en ce cas, ce sont les dos poinçonnés à l’or fin, les ex-libris, les reliures, et un périmètre de domaines ou d’époques qui diront son identité. L’identité de la bibliothèque est une identité toute faite, une identité possible, une identité à prendre pour qui la posséderait. L’identité existe, dans le vaste monde des livres disponibles chez les libraires d’antiquaria, elle existe comme potentialité parmi différentes combinaisons de livres, sous la forme d’un programme d’achat qu’il est relativement facile de concevoir et d’exécuter. Il suffit de suivre les conseils prodigués par les spécialistes et les magazines. Il n'est qu’une chose à faire : choisir cette identité-là, bibliophile en sciences médicales XVIème siècle, plutôt que par exemple collectionner des clubs de golf ou des timbres d'Amérique latine, puis la réaliser. Se réaliser. Une identité manifeste.


La puissance des choses n’est nullement un leurre. La puissance des choses n’ouvre sur aucune déception. Les choses permettent réellement de quitter l’informe d’une naissance, apparue sans destinée, pour se fondre dans une image, une des images constituées qu’une société rend possible.
On peut cumuler les choses pour devenir quelque chose.

Au demeurant, le seul caractère moderne à ce sujet est la diffusion du processus, car cette potentialité des objets est déjà présente dans toutes les mythologies : les dieux sont identifiés par leurs objets-attributs, qui désignent précisément les rôles et fonctions. Un dieu privé de ses objets-attributs ne perd pas son pouvoir, il perd sa qualification : il n’est pas détruit, il est juste méconnaissable (et déjà pour les dieux, un tel sort est pire que la destruction).

L'argent
Ce qui va tout un temps rendre Jérôme et Sylvie profondément malheureux, c’est qu’ils auront rêvé des plus jolies images de la société : richissimes amateurs, voyageurs Concorde en chemises Yves Saint Laurent et foulards Chanel. Ils ont rêvé d’images non réalisables. Ils n’ont pas rêvé les bonnes images. Jérôme et Sylvie ont confondu visibilité et disponibilité.
Car évidemment, derrière le système des objets, il existe un modèle économique de distribution à peu près rationnel.
Le système marchand a intérêt à rendre l’intégralité de ses marchandises visibles. C’est son brevet citoyen et un gage donné à la démocratie. Cela lui permet aussi de placer de temps en temps un objet unique, sorti d’une image, à celui qui ne peut se payer l’image complète. Tel cadre d’entreprise se paye une fois dans sa vie une croisière de luxe, par exemple pour passer le goût de la cinquantaine. Ça marche, ce voyage, qui n’appartient pas à ses images possibles, il peut le payer. Il peut le payer une fois.
Comme au fond ils sont nombreux à pouvoir le payer une fois, d’abord cela fait bel et bien un marché, ensuite une nouvelle image est créée, qui vient s’ajouter pour cette catégorie aux images préexistantes des clubs de vacances en Tunisie : l’image du voyage que l’on n’accomplit qu’une fois dans sa vie, mais qui marque drôlement, un voyage apothéose des voyages, un voyage qui récompense 20 ans d’épouvante morne en camping familial et tente canadienne.
Le reste du temps, ladite croisière de luxe appartient aux images de séjour relaxant des people.
Un même objet, mais plusieurs images dans lesquelles il paraît. Car la valeur de l’objet n’est pas intrinsèque, la valeur de l’objet est calculée en réseau dans l’image : un objet isolé a beaucoup moins de valeur qu’une collection cohérente d’objets.
Du moment que l’on rêve d’images à sa portée, on peut effectivement s’auto-réaliser dans l’une d’elles ou dans une sélection significative.
Par contre, si comme Jérôme et Sylvie on se laisse sottement prendre aux sirènes, si l’on rêve du cumul de tous les objets, si l’on saute les images possibles pour aspirer aux images des classes supérieures, la douleur devient immense, ulcérante, car partout les objets de ces images sont dans les vitrines. Or l’image complète, ils ne peuvent s’y inscrire. Il ne suffit pas d’acheter une fois un objet pour entrer dans le luxe. Il faudrait être familier dans cette image, c’est-à-dire posséder un vaste choix de ces objets. À cette condition seulement, les objets feraient sens.
Perec ne dit pas autre chose que Balzac. La possession est signifiante, elle n’est nullement un leurre. L’intérieur effiloché de l’atelier fait le peintre bohème. L’intérieur massif et cossu est le notaire, son identité : une forme de vie. On ne naît pas notaire, on le devient par copie, par appropriation des signes, par la maîtrise du code des objets ; parce que l’on sait faire reconnaître par ses pairs les objets d’une image d'intérieur de notaire.
Le réseau de possession fait sens, mais ce qui ne fait pas sens, c’est de puiser un objet ici, un objet là, par avidité, par volonté capricieuse de satisfaire ses instincts immédiats. Sans capacité de les monter dans un environnement.
Cela, c'est juste du pillage vulgaire de nouveau riche.

Longtemps la possession a été assurée par la transmission. Un artisan possédait ses outils transmis avec un savoir-faire. Les élites possédaient les richesses et les codes : un savoir d’usage et de jouissance. L’idéal était l’aristocratie, qui possédait à la fois les objets du luxe, les codes du luxe, et la conscience de leur privilège.
Pour le moderne, nulle transmission possible, les objets n’ont pas une durée de vie suffisante ; si on veut une antiquité, on se rend Rue de Seine, il y faut une heure trente livraison comprise. Pas besoin de guetter l’héritage de tante Léontine et la maison de famille de Montauban. D’autant que les meubles de tante Léontine ne sont sans doute pas plus vieux que les années 70 et qu’ils sont hypra moches.
L’antiquité qui faisait sens dans la transmission, car l’objet était légué avec l’histoire de la possession, avec la légitimité de la possession, ne peut plus faire sens aujourd’hui qu’à la condition d’intégrer une image pré-constituée, et peu importe qu’elle n’ait pas cent ans d’âge. Le bureau imitation Le Corbusier lâché dans un salon Ikéa est décevant, il blesse la sensibilité. Mais que l’on possède un salon reconstitué d’après le modèle d’une image, que la valeur du salon soit corrélée aux salaires du couple, et le dit bureau trouve sa place, il signifie une forme particulière d’amateur, d’esthète, un ami des objets comme il y a des amis des bêtes à poil. Il fait sens parce que là où la tradition léguait avec la possession une culture afférente à l’objet, culture que l’on pourrait dire intrinsèque ou intime, l’acte de consommation quand il est cohérent s’accompagne de l’imprégnation de la culture de cette image, culture que l’on pourrait dire factice, mais c’est de la mauvaise foi romantique ; cette culture marche, c’est cela qui compte. Lire les magazines liés aux images choisies, s’inscrire dans leur milieu, fréquenter le monde des amis des mêmes objets : s’imprégner d’une culture. Suivre les forums sur Internet. Transformer l’accumulation des ustensiles en fabrique d’un environnement signifiant. Créer un monde. Créer son monde. Substituer à l’informe de la naissance dans un monde vide, le moulage d’un être humain dans un monde qui n’attendait que d’être choisi et exécuté.
Ensuite, et c’est une des douleurs du monde contemporain, il faudra éviter que cet environnement maîtrisé ne soit contaminé par des kakous et autres béotiens qui n’y comprennent rien et viendraient le gâter. Oh qu’est-ce qu’il est moche ton canapé...

Les choses ne donnent pas la méthode du bonheur mais montre le parcours du bonheur, s’agissant du bonheur des objet, qui n’est qu’un bonheur possible parmi d’autres (mais quels sont les autres ?).
Enivrés par le foisonnement, les jeunes gens courent en tout sens, achètent n’importe comment, n’importe quoi, sur des séductions instantanées, des lubies, des coups de foudre, fascinés par le strass publicitaire qui rend chacun des objets indispensables. Ils échouent. Ils sont déçus. L’angoisse les travaille. Coup de vieux. Ils se soumettent. Là où trop de désirs les a dévorés, ils découvrent le bonheur du désir concentré, ciblé. Ils découvrent leur profil possible, leur joie possible, une parmi les images qui étaient réservées à leur salaire. Ils la caressent avec humilité. Ils souscrivent un crédit sur cinq ans et une assurance-vie. Ils composent un décor maison de campagne chez Habitat. Ils customisent le salon sur une thématique ethnique les deux premières années. Des enfants naissent idéalement dans le décor. Quand ils grandissent, les saloupiots viennent polluer avec de nouveaux désirs et réouvrent sur d’autres pages le livre d’images. Ce sera pour plus tard. Un moment encore, un moment parfait de joie suspendue, cela devrait se produire aujourd’hui entre trente-cinq et quarante ans ; pour Perec, dans les années 60, ce sera dès la trentaine : le bonheur est réalisé, le bonheur a lieu ; une identité est trouvée, soi-même, soudain, parce que l’on a trouvé sa place dans une image conforme, recevable, diffusable, on se trouve doté d’une vie qui fait sens là où longtemps un vide aboyait. On ne s’est plus trompé, le bonheur, ça marche.
Ils étaient donc de leur temps. Ils étaient bien dans leur peau. Ils n'étaient pas, disaient-ils, tout à fait dupes.  Ils savaient garder leur distance. Ils étaient décontractés, ou du moins tentaient de l'être. Ils étaient loin d'être bêtes.

Perec ne décrit pas une spécificité des années 60. Quarante ans plus tard, le texte décrit une mécanique toujours à l’œuvre et aisée à reconnaître. Cette mécanique est liée à la nécessité de s’auto-réaliser. Les années 60 fournissent seulement le matériau particulier à cette mécanique : un choix de slogans et d’objets que l’on jugera rapidement ridicules, quand il suffit de visiter les salles Louis-Philippe de n’importe quel hôtel particulier, avec ses meubles tendus de mandalas sur soie et ses fausses laques chinoises noir et or, pour comprendre que les années 60 ne sont pas ce qu’il y a eu de pire dans l’histoire de l’humanité, et peut-être même pas de plus hideusement flashy.
La fonction d’auto-réalisation dans les objets extérieurs existe de longue date, le système de la mode, des médias, la technicité accrue du consommateur ne viennent que lui donner l’occasion de se réactualiser. Puis d’accélérer le mouvement de consommation, ce qui est quand même le but recherché par un système économique rationnel, où la péremption des images est directement corrélée à l’évolution du pouvoir d’achat.


Une histoire inactuelle
En lisant Les choses, un rapprochement vient immédiatement à l’esprit : Joris Karl Huysmans.
Jérôme et Sylvie sont de nouveaux Des Esseintes, mais zappeurs, vite fatigués, et surtout confrontés à un tel excès de possibilités de luxe qu’ils vont se trouver rapidement débordés.
Le Des Esseintes de Huysmans (A Rebours) vit dans un univers encore platonicien. Le luxe est indexé sur une Idée. Il y a une perfection possible qu’il convient de chercher. Une manifestation unique, qu’il s’agisse d’orchidées ou de peintures. La sélection parfaite. Il n’existe qu’une seule image accomplie pour une classe d’objets. Tout le roman de Huysmans travaille à cette alchimie domestique. Au Modes et travaux transcendantal aboutissant à l'Un.
Jérôme et Sylvie vivent au contraire une période profondément combinatoire, où il n’y a pas une résolution unique à trouver, mais d’innombrables équations d’objets susceptibles d’être équilibrées, validées par les référents culturels que les spécialistes savent trouver et décoder. Ils vivent une ère de Multiples. Le marketing personnalisé sait vendre n'importe quelle combinaison.

À cette différence près, Des Esseintes et le couple Jérôme & Sylvie se comportent de façon similaire : là où l’absence de détermination, de nécessité, de forme de vie attirante se font cruellement sentir, ils investissent avec l’énergie des désespérés une image construite par des objets. Des Esseintes est un esthète, son choix d’objets est validé par la tradition, la culture classique relue aux clairs-obscurs de la culture décadente ; rien que de très extérieur en vérité, et rien de différent dans la validation que Jérôme et Sylvie trouvent chez les experts du monde moderne que sont les stylistes de Marie-Claire ou du Figaro Madame. Avoir lu dans un traité qu’un honnête homme ne se peut concevoir s’il ne possède une édition complète de l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, ou, avoir lu la critique littéraire, sept lignes Helvetica police 12, dans Vivre en livre de la semaine, qui rend indispensable le dernier roman de Pat Cool, 140 pages écrit gros, vraiment c’est exquis : la mécanique n’est pas foncièrement différente. Non pas avoir le livre, pas nécessairement lire le livre (même si après tout pourquoi pas, et de ce point de vue, 140 pages écrit gros vraiment c’est exquis, est incontestablement plus performant que Pline l’ancien, 37 volumes écrits tout petit avec un tome entier d’observations sur la nature du lin), mais bien être possédant ce livre, avec tout ce que cette possession raconte sur celui qui est.

Ce qui en second lieu évoque immanquablement Huysmans tient à la seconde partie du livre.
Tourmentés et déçus par leur vie parisienne, Jérôme et Sylvie se décident à tout plaquer et fuir. Ils partent en Tunisie, avec un rêve de dépaysement au cœur. En guise d’ailleurs, ils vont surtout emporter leurs images et leur territoire mental, le transplanter sur-place, où évidemment la greffe ne prendra pas. Ils repartiront la queue basse, bien soulagés de pouvoir s’échapper. C’est là à peu de chose près le schéma de En rade, autre roman de J.K. Huysmans, qui dresse le portrait d’un citadin épuisé par la ville, désireux de renaître par la campagne, laquelle le rejettera comme le parasite qu’il est.

Les choses
Les Choses est un livre mordant mais sans férocité. Au premier abord, la cruauté de Perec peut apparaître magistrale face à ce couple de petits bourgeois gaillardement épinglés et vigoureusement baffés au fur et à mesure de leurs médiocres tentatives de parvenir au Nirvana de l’intérieur le plus téléphoné du monde. Mais il ne faut pas s’y tromper. La méchanceté est dictée par les slogans de l’époque. La méchanceté appartient à ce moment du monde. C’est la nature particulière des années 60, avec ses goûts de canapé en poils de chien et ses moquettes à losanges verts, ses cuisines où l’on mange de la tartiflette grand-mère dans des plats en Pyrex Odyssée de l’espace. Un pied chez tante Léontine et le buffet briqué, un pied sur celui du Capitaine Kirk. C’est encore le provincialisme le plus gourmé, ce sont déjà les gadgets qui font bip. « – A quoi ça sert ? – Ça fait bip. »
Pas facile d’être médiocre dans ce genre d’environnement, pas facile de n’avoir pas trop d’idées et de copier : tout de suite, les proportions de la catastrophe sont abyssales.
En vérité, Perec n’est pas si féroce. Il constate, lucide, à quel point le déploiement d’efforts, finalement considérables si l’on considère qu’il s’agit essentiellement de choisir une nappe pour y faire des taches, est voué à la déception. À quel point la publicité étale des rêves majeurs sur affiches panoramiques, pour qu’au final le commerce ne vende que le produit toujours un niveau moins bien que celui dont on apprend l’existence dans New Man, le vrai journal de l’homme. « – Hé, t’as vu, ils ont sorti le gadget qui fait bip deuxième génération. Il a un écran plat 17 pouces ultra-léger avec batterie au lithium intégrée, et tu peux télécharger des Bip sur tatroplaclasse.com. – A quoi ça sert ? – Ça fait bip. »
Perec se moque, mais sans férocité, car il n’y a rien à opposer à l’appétit effréné de Jérôme et Sylvie, un appétit très naturel. Le texte assume une mélancolie puissante face au spectacle de ces deux vies épuisées par leur course d’achats compulsifs.

Alors, lorsqu’enfin le couple se range, ce qui en toute logique devrait atteindre le climax de l’horreur pure s’achève dans une fin molle et douce à la Balzac : le fracas de la vie est passé, achevé, les choses se calment, les êtres s’engourdissent dans leurs choses acquises, les choses qu’ils méritaient, et ce destin médiocre, qui est un grand repos, ne peut être regardé sans une forme de sympathie : enfin, en voilà deux de casés ; le catalogue d’automne La Redoute sur la table basse, dans le petit salon.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.