Un coeur pour les dieux du Mexique -- Conrad Aiken

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Comme tous les départs, celui-ci avait été fébrile et confus ; comme si la réalité, dans sa hâte à prendre forme, n’avait pas complètement réussi sa transformation, ou s’était trouvée à court de concret.

Blomberg, un ciel crépusculaire, les rues de la ville, l’agitation, le métro. Key, son interlocuteur. Les deux enchaînent bars, restaurants, bars, boivent. Blomberg négocie prudemment. Il a ses chances, pense-t-il. Mais cela peut craquer à tout moment. On ne sait quels sont les liens entre les deux. Key, manifestement, a Blomberg à la bonne, mais c’est un spéculateur, un homme nerveux et définitif, coupant. Blomberg a besoin d’argent. Il parle de Noni, une jeune femme. Vous l’aimez, dit Key. Ce n’est pas la question, répond Blomberg, elle va mourir, elle a décidé d’épouser un amoureux et soupirant de longue date, pour cela elle doit divorcer, vite, et donc partir au Mexique, où tout est accéléré : elle divorce de son premier mari, épouse le nouveau et meurt. Le futur mari ne sera au courant de rien, nous truquerons le voyage.

— Ce que je ne saisis pas, c’est pourquoi vous êtes obligé d’y aller.

Mais Key n’est pas un mauvais bougre pour un financier. Il veut bien entendre. Être convaincu. Et placer à perte s’il y a de la valeur.
Blomberg, Noni et Gil partent donc au Mexique. Il n’y a alors ni la télévision ni Internet. Un voyage, c’est quelque chose. Ils traversent le cœur du pays en train, prennent une correspondance dans la nuit, en grand noir. Ce sont des mouflets élégants, fragiles, en terre de pionniers, d’aventures. Des Bostoniens. Blomberg, le Juif cultivé, Noni seulement équipée d’un carton à chapeau noir brillant, Gil, à lunettes, en manteau et chiffonné. Dans des terres de Western. Le train se remplit de Mexicains : ils n’avaient jamais vu d’Indiens. Noni trempe sa main dans le fleuve Mississippi.

— Maintenant, Blom, me voilà baptisée dans ce continent. Maintenant, j’ai du sang indien.

Ils atteignent le Mexique, qui est une grande fiesta dérisoire, misérable et sanguinolente, où les pouilleux les déshabillent du regard, où un homme ivre demande de l’argent parce qu’il a tué sa femme et qu’il doit se cacher quelques jours avant de revenir, où une grande nuit d’ivresse prend place dans la maison d’en face.
Noni tombe. C’est très simple. Le cœur n’a jamais été assez solide.
Fin du livre, seulement en retard de quelques pages sur cette mort annoncée, qu’il s’agissait d’aller planter là-bas.

La question est peut-être : à faire quoi ce cœur n’est-il pas assez fort ?

Noni est décrite comme la femme-libellule : belle (mais pas jolie), d’une haute sensibilité, fantasque, sexuelle aussi (déjà mariée, n’hésitant pas à garder près d’elle deux soupirants différents, les tenir fermement). Mais les trains, le pays, les paysages, et plus encore la violence du climat mexicain – son altitude, ses êtres qui sentent fort l’humain (par leurs rires, leurs convoitises, leurs pauvretés), sa misère – sont clairement trop pour sa délicatesse. Est-ce cela le sujet du livre ? Une civilisation raffine à ce point certain de ses êtres qu’ils sont inadaptés au monde ? Est-ce le spectacle de cette double décadence : des Romains en pâte de verre face à d’ex-primitifs, décadents de leur propre état de nature et corrompus par l’alcool et l’argent des civilisés ?
Ou bien, quelque chose apparaît, dans un monde virtuose – splendeur des ciels, musculeuse rudesse du rail, rire d’un serveur noir, etc. – et condamné. Ce quelque chose, à la fois rien et obsédant, l’âme poétique y repère une configuration de cristal. L’âme poétique est presciente du moindre choc. Elle sait que les formes très anciennes du monde survivront, elles sont faites d’une pâte vestigiale. Nos extases sont de la buée, dit le livre, un souffle sur la vitre d’un train qui traverse les roches, les fleuves, les âges.
Ou bien encore le livre se laisse simplement emplir de ce qui est, et étonner des paradoxes : le dépôt de la fleur gracieuse sur les tas de fumier ? Impressions, débris de conversations, aperçus éclairs : bien des pages fleurent la transcription d’un journal intime, et le léger décollé fictionnel des êtres rencontrés, côtoyés, observés avec tendresse. Peut-être est-ce cela le sujet du livre : l’érotisation fictionnelle, en forme de tendresse, des quotidiens. Un moyen de changer en mythes ceux qui sont là, pris dans la masse et pourtant touchants. Une façon de saisir leur beauté, leur incongruité, et de les amener face à leur situation dramatique : leur beauté est paradoxale, elle est trop fragile pour se réaliser dans leurs désirs. Doués pour la bohème, mais pas la santé, pas l’amplitude.
Ce sont de tout petits adulescents, déjà sexuels et encore nounours en peluche, piqués dans un paysage de feu, de noirceur, un Éden en lambeaux, où Lowry plante ses êtres tannés et cuits. Taillés pour Au-dessous du volcan, mais aux ciseaux à bout rond dans du papier. Des chimères.


Qu’une vie puisse avoir été si belle, si totalement vouée au bien et au beau, en dépit de tous les principes inflexibles de fragilité et de violence, lui communiqua un farouche regain de sa foi en la magnificence essentielle de l’être humain.

Charles Robinson

romancier

travaille dans quatre directions qui souvent s’interpénètrent : l’écriture, la création sonore, la littérature live, la création numérique.